Comme les années précédentes, le 51ème Festival de Locarno a assumé son rôle de découvreur de talents, concilié la part expérimentale et la part populaire du cinéma et confirmé son statut de quatrième grand festival européen. C’est peut-être en voyant le très beau Arbre des cerises du Catalan Marc Recha qu’on s’est rappelé le judicieux […]
Comme les années précédentes, le 51ème Festival de Locarno a assumé son rôle de découvreur de talents, concilié la part expérimentale et la part populaire du cinéma et confirmé son statut de quatrième grand festival européen.
C’est peut-être en voyant le très beau Arbre des cerises du Catalan Marc Recha qu’on s’est rappelé le judicieux conseil que donnait Lubitsch à un jeune cinéaste : « Commencez par filmer des montagnes. Quand vous saurez filmer les montagnes, vous saurez filmer les hommes. » Ou bien c’est à force de contempler les montagnes vertes qui dominent le lac Majeur. Si les montagnes sont restées impassibles, les hommes du Tessin se sont beaucoup agités. Et cette 51ème édition du Festival de Locarno a été rythmée par le conflit de pouvoir très cohabitation à la française opposant Marco Müller (celui qui dirige et sélectionne, l’âme du Festival et sa cheville ouvrière) à Raimondo Rezzonico (celui qui préside). Mais la guéguerre des communiqués et le malaise d’une crise ouverte en plein Festival n’ont pas empêché Locarno de tenir fermement son rang de quatrième grand européen, juste après Cannes, Berlin et Venise. Et d’affirmer une nouvelle fois sa spécificité : renverser les barrières artificielles qui séparent commerce et auteurisme, cinéma et vidéo, télévision et grand écran pour proposer un instantané libre et tremblé, composé d’un nombre impressionnant de bons premiers films.
Cette année encore, les salles étaient pleines à craquer et le public venait communier en masse aux majestueuses projections en plein air de la Piazza Grande, sur laquelle flottait une tenace odeur d’herbe afghano-helvète. Locarno reste le seul endroit au monde où on peut voir un film de Marco Bellocchio (rétrospective intégrale) le matin, une vidéo de près de cinq heures d’Aleksandr Sokurov (Povinnost’) l’après-midi et le dernier Joe Dante (Small soldiers) le soir. Et où on peut s’apercevoir que le très conceptuel Harun Farocki poursuit finalement les mêmes objectifs de dévoilement antispectaculaire que le très rigolard et très hollywoodien Joe Dante. Pourvu que ça dure… Fier de la diversité de son champ d’investigations, se sachant capable de concilier la recherche la plus rigoureuse et la liesse populaire, Locarno pèche parfois par excès. Etait-il vraiment indispensable de faire les honneurs de la Piazza à Polvere di Napoli d’Antonio Capuano, film d’humour napolitain d’une insoutenable vulgarité ? Ou de convier Massimo Fagioli, l’ancien psy de Bellocchio, « l’inventeur » de la pipe du Diable au corps, gourou inquiétant et escroc notoire, suivi comme son ombre par les cohortes de ses victimes hypnotisées, à présenter son débile premier film, Il Cielo della luna ? On s’en serait bien passé.
A l’opposé de ces crétineries, Marc Recha ne la ramène pas et préfère se souvenir modestement du sage précepte du grand Ernst : lui sait filmer les montagnes et les hommes. L’Arbre des cerises est la chronique éclatée d’une vallée oubliée, où le temps semble immobile, les hommes résignés et les choses immuables. Tout l’art de Recha consiste à faire surgir les rêves et les désirs que dissimule le fil des jours. Insensiblement, sans avoir l’air de changer de rythme et sans forcer le trait, il parvient à faire fictionner sa chronique et réussit un film plein, étrangement oublié par le jury international que présidait Robert Kramer. De la même manière, Le Fils adoptif (Beshkempir) d’Aktan Abdikalikov (Léopard d’argent), premier long métrage de son auteur et premier film authentiquement kirghize, commence comme une classique chronique de l’enfance, ses insouciances et ses cruautés, avant de montrer comment une simple querelle de gosses quant à l’origine de l’un d’eux peut déboucher sur une vraie discorde qui vient menacer l’ordre vital d’une communauté. Si Abdikalikov ne justifie pas toujours des partis pris formels un peu trop voyants (les inserts en couleurs qui viennent trouer le noir et blanc), il compose ses plans avec une rigueur et une grâce qui laissent bien augurer de l’avenir. Tout comme la vitalité de l’étonnant Kurz und Schmerzlos de Fatih Akin redonne un peu d’espoir à un cinéma allemand agonisant depuis tant d’années. Avec Mean streets comme référent absolu et le cinéma de Hong-Kong comme inspiration contemporaine, Akin ne fait pas honte à ses modèles avoués et transcende le naturalisme glauque qu’appelait son sujet. Sur fond de guerre des gangs à Hambourg, Kurz und Schmerzlos raconte l’amitié indéfectible de trois hommes (un Turc, un Grec et un Serbe) que tout aurait dû séparer. Une intrigue bien balisée de film noir à l’ancienne et une interprétation remarquable (Léopard de bronze des meilleurs acteurs) font de ce film un modèle possible de premier film abouti, à la fois immergé dans une réalité sociale et porté par un vrai point de vue formel.
Sur le désormais inévitable versant asiatique, deux petits événements, encore deux premiers films, l’un chinois, l’autre japonais : M. Zhao de Lü Yue et Ikinai de Hiroshi Shimizu. Le premier a emballé le jury (Léopard d’or) et confirmé que quelque chose était en train de bouger dans le cinéma chinois. Loin de tout exotisme facile, même s’il y est question d’épouse et de maîtresses, M. Zhao se présente comme un film de personnages et adopte un filmage qui privilégie les tensions sentimentales dans une Chine en train de rejoindre le reste du monde cinématographique. Plus proche d’un cinéma psychologique à l’occidentale que des tentations décoratives de son maître Zhang Yimou (dont il fut le chef-opérateur), nourri de Bergman et de Cassavetes, Lü Yue serre ses comédiens au plus près et n’hésite jamais à faire sortir le film de ses rails. Surtout, le jeune cinéaste fait preuve d’un étonnant sens de la durée, procédant par blocs dans la première partie avant de se lancer dans un émiettement du récit qui recèle une révélation bouleversante. Moins surprenant mais tout aussi réussi si on en accepte les évidentes limites, Ikinai est la première production de l’Office Kitano, avec un ancien premier assistant du maître aux manettes et son vieux complice Dankan comme acteur-scénariste. Sur un sujet digne de Mocky (des hommes endettés décident de se suicider collectivement dans un faux accident de car pour arnaquer l’assurance-vie), Ikinai impressionne par son surcroît de maîtrise. C’est aussi son défaut. Parfaitement mené et interprété, le film parvient à être poignant sans en rajouter. Mais on sent que Shimizu retient ses coups et n’ose pas s’aventurer hors des limites d’un scénario un peu trop bouclé sur lui-même. Appliquée à la perfection par un disciple doué, la ligne claire à la Kitano montre son efficacité. Mais il manque un brin de folie et de lyrisme. C’est sans doute ce qui distingue le maître de l’élève.
Festival aventureux, Locarno se devait d’avoir sa polémique. Sombre de Philippe Grandrieux la lui a gracieusement fournie, quoique à son corps défendant. Objet de vives discussions au sein du jury (il se murmurait que les femmes étaient toutes parties avant la fin, et Samira Makhmalbaf la première), Sombre n’a pas obtenu de prix mais une simple mention qui tenait à préciser qu’on s’était beaucoup écharpé à son sujet. Et lors de la remise des prix sur la Piazza, le courageux représentant de Grandrieux s’est fait huer par la foule en colère. Pourquoi tant de haine ? Parce que Sombre est le mélange détonant d’un roman de James Ellroy (mettons Un Tueur sur la route), de bouffées de cinéma expérimental tendance Stan Brakhage et d’une lecture très personnelle de Bataille, tout ça sur fond d’étapes de montagne (encore les montagnes…) du Tour de France. Sombre ne ressemble donc à rien de connu, surtout dans le paysage trop souvent atone du jeune cinéma français. Comme son titre l’indique suffisamment, c’est un film coupant et oppressant, qu’on n’est pas forcé d’accepter en bloc mais auquel il faut reconnaître une puissance rare. Reçu comme un cauchemar éveillé, il nous en reste une poignée de plans (un homme seul au milieu d’un lac, des enfants qui hurlent, une beuverie odieuse) et une impression inoubliable de beauté malaisante. Et au milieu de notre propre confusion, une seule certitude : un cinéaste est né, Sombre était le vrai événement de Locarno.
Sans compter tout le reste bien sûr : le film que Jean-André Fieschi a consacré à Jean Rouch (Mosso Mosso, prix Vidéo) dans le cadre de Cinéma de notre temps, où Fieschi réussit le miracle de nous montrer à vue comment il est contaminé par la folie rouchienne en filmant celui-ci en train de tourner encore et toujours, comment le passage se fait entre le vieux filmeur filmé et le filmeur possédé à son tour ; le Siècle d’écrivains subtilement rebelle consacré par Jean-Pierre Limosin à Thomas Bernhard, ou comment une écriture implacable reste plus forte que toutes les tentatives marchandes pour la canaliser vers la culture, comment l’embaumeur supposé muni d’une caméra vidéo devient le meilleur complice de la folie de son « sujet », non-réconcilié définitif ; et encore Une Maison à Prague, le film de Stan Neumann, parfait exemple d’un documentaire qui se met à produire frénétiquement des fictions multiples, ou comment le grand raconteur d’histoires commence toujours nécessairement par être un topographe maniaque. Ces taches s’ajoutant aux précédentes, le léopard tessinois avait fière allure.
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