Elle dit qu’elle navigue entre deux pôles, d’Ingrid Bergman à Jacqueline Maillan. Alors que va sortir son premier film avec André Téchiné (le 17 août), Carole Bouquet raconte sa vie cinéma.
C’est votre premier film, tardif, avec André Téchiné. Comment s’est produite votre rencontre ?
Carole Bouquet – Je le connaissais avant par un ami commun. Mais on s’étaient peu vus. Il m’avait dit qu’il aimerait bien travailler avec moi, c’était il y a une dizaine d’années, et l’occasion ne s’était pas présentée. Je ne sais pas solliciter le désir des metteurs en scène, je ne l’ai jamais appelé pour lui dire « Alors, on en est où de notre projet de travailler ensemble ?« . Et finalement, ça s’est fait, tardivement. L’année dernière, pendant les trois mois du tournage, j’ai été la femme la plus heureuse du monde.
Pourquoi ? En raison du scénario ? De Téchiné ? De Venise ?
En raison du mélange de tout ça. Les vicissitudes de la vie n’avaient plus aucune prise sur moi, rien ne pouvait m’atteindre.
Avant de tourner avec lui, quel était votre rapport au cinéma de Téchiné ?
Ce qui me faisait rêver dans ses films, c’était sa façon de filmer les femmes. Il nous filme comme on rêverait d’être toujours filmées, c’est-à-dire avec réalisme et… comme un hommage. Son regard est respectueux, magnifiant, tout en restant dans le réel. C’est un mélange particulier, qui lui appartient. Tourner avec un grand réalisateur comme André, je l’aurais fait à Sarcelles. Alors à Venise… C’était un cadeau en plus, qui s’ajoutait au fait de faire un film avec André, puis à un scénario magnifique. J’aurais pu ne pas aimer le scénario, or, je l’ai aimé tout de suite, j’avais le cœur qui battait en le lisant.
http://youtu.be/mGQSjXrA38w
La Venise du film n’est pas celle des touristes.
C’est la Venise des Vénitiens. Parce qu’André connaît très bien Venise et c’est pour ça qu’il avait tant envie d’y tourner. Il aime cette ville, mais pour ce qu’on en voit dans le film, les îles, les pêcheurs, à l’écart des circuits touristiques. André adore aussi la peinture italienne, il n’y a pas un tableau qu’il ne connaît pas à Venise. J’ai trouvé un livre de photos de Venise de 1893, et les chemins de traverse de la ville n’ont quasiment pas changé depuis. On oublie souvent que Venise est une île, on s’en rend compte quand on y reste, et on le voit bien dans le film. Le temps des îles n’est pas du tout celui du continent, temps qui fait qu’on n’est jamais dans la précipitation. Ce rythme plus calme s’impose. Mon personnage est patient, capable d’attendre que l’autre l’aime. Peut-être l’aurais-je joué tout autrement ailleurs ?
Comment définir la façon de travailler de Téchiné ?
Il travaille comme un peintre, un peintre qui ferait du tachisme. Il cherche le rythme de la scène à travers son cadre. Il tourne rapidement les scènes difficiles, et très lentement les scènes qui semblent faciles. Il cherche constamment, modifiant des détails à chaque prise, n’hésitant pas à nous dire que telle prise est ennuyeuse. Ça ne me déstabilisait pas du tout, mais ça déstabilisait un peu André (Dussolier). Il faut laisser André (Téchiné) chercher son cadre, son rythme. En exagérant à peine, le ton d’une scène pouvait passer de Jacqueline Maillan à Dreyer ! Ce qui me faisait beaucoup rire. Dussolier est un merveilleux camarade de jeu, mais il ressentait parfois les changements comme un rejet de son travail. André (Téchiné) dessine son film petites touches par petites touches.
Quel est selon vous le sujet profond d’Impardonnables ?
C’est le contraire du titre, parce qu’André ne porte aucun jugement moral sur les personnages. Ce que j’aime dans ce film, et j’en ai pleuré pendant la projection, c’est la générosité de quelqu’un qui n’est plus un gamin et qui ose dire « J’y vais« . C’est-à-dire, l’amour est possible, y compris passé un certain âge. Sagan a écrit le texte suivant :
« A partir d’un certain âge, on a pour les gens que les sentiments qui vous arrangent, qui ne prennent que la place qu’on veut leur donner. C’est cela la vieillesse, que les sentiments se plient à vos habitudes, cette seconde nature. On choisit les gens en fonction de la place qui reste. C’est une victoire sinistre, le refus de l’imprévu. En général, à 50 ans, 60 ans, les gens choisissent des sentiments commodes, ils ne veulent pas prendre les coups. Si peu se disent, j’y vais« .
Beau texte, si juste. Mais le film d’André, c’est justement le contraire et c’est pour cela qu’il est tellement émouvant. Le film dit j’y vais. Mais ce n’est pas pour autant un film niais, à l’eau de rose.
Comment êtes-vous devenue comédienne ?
Ce n’était pas une vocation d’enfance. J’ai 17 ans, je me retrouve un soir dans un dîner à côté d’un certain Serge Moati, qui me demande ce que je veux faire plus tard. Je lui réponds que je veux devenir actrice, alors que je ne me l’étais pas dit la veille. Au moment où je l’ai dit, c’est devenu mon désir. Ce désir était sans doute là, latent, mais il n’était pas encore monté jusqu’à mon cerveau. Et Moati me dit que je devrais essayer de me présenter au Conservatoire. Je vais à quelques cours de théâtre et je décide de tenter le Conservatoire. Je rappelle Moati la veille du concours et lui explique que je n’ai ni texte ni acteurs partenaires. Il a décidé de m’aider. On a choisi les textes classiques, La Mouette, Antigone… et il m’a pris des acteurs qui travaillaient à l’époque sur le téléfilm qu’il réalisait, et on a répété la veille. Et j’ai été admise au Conservatoire.
Je ne connaissais rien au théâtre à cette époque. On m’a placée dans la section classique et je m’ennuyais. Je finis par atterrir chez Vitez, et je me rends compte que je suis entourée de gens de 24-25 ans qui ont des compétences que je n’ai pas du tout. Ça m’a paralysée, et je n’ai plus jamais passé une scène au Conservatoire dont j’ai été virée deux fois. Vitez m’a récupérée à chaque fois en disant « elle est là, elle écoute« .
A quel moment arrive Cet obscur objet du désir de Buñuel, votre premier film ?
Pendant cette première année de Conservatoire ! C’était paradoxal, et terrorisant. Quand j’ai appris que Buñuel faisait passer des essais, je n’osais même pas demander si c’était le père ou le fils (ndr : Juan, qui réalisait des films à cette époque). J’arrive dans le bureau du grand producteur, Serge Silberman, et il me dit « Si, si, c’est Luis« . Quelques jours après, j’ai rendez-vous avec Buñuel et j’arrive avec 40 de fièvre, malade à tout points de vue tellement je suis intimidée. Je pensais vraiment à l’époque que j’étais nulle. Et puis Buñuel commence le film avec Maria Schneider et j’oublie l’affaire. Un mois après, je reçois un coup de fil du directeur de production de Buñuel, je crois à une blague et je raccroche. Il rappelle, insiste, me demande de venir à Madrid. « Ah bon, mais pour faire quoi ? – Je ne peux pas vous dire« .
Il finit par venir chez moi avec un scénario. Intriguée, je lis le scénario dans l’avion pour Madrid, je vois un seul rôle féminin et c’est Maria Schneider qui le tient. Je me demande ce que me veut Buñuel. On m’apprend sur place que Buñuel ne veut plus tourner avec Maria – ses compétences d’actrice n’étaient pas en jeu, c’était un problème d’entente. On me dit aussi, alors que Buñuel veut arrêter le film, que Serge Silberman veut faire faire des essais à moi et à une autre actrice espagnole. J’ai répété avec Fernando Rey sans que Buñuel le sache. Le lendemain, je fais des essais avec Buñuel. Le soir, Silberman me dit que si je ne fais celui-là, j’en ferais d’autres. Je rencontre aussi l’autre actrice, Angela Molina, au bar de l’hôtel. Elle passait ses essais le lendemain. Nous voyant toutes les deux, Silberman a affiché un grand sourire. J’ai pensé, ce type est un pervers, rire comme ça devant nous de notre concurrence. Mais il nous dit, « Vous faites le film toutes les deux« . On jouait le même personnage.
http://youtu.be/9xyedMel424
Cette idée dingue et sublime est donc venue au casting, elle n’était pas écrite ?
Pas du tout. Ça s’est décidé là et Buñuel n’a pas changé une ligne du scénario. Angela voulait jouer mes scènes, et moi les siennes. Typique ! En rentrant à Paris faire les scènes en studio, on m’a virée du Conservatoire parce qu’on n’avait pas le droit de travailler sur des projets extérieurs. Et je n’osais pas dire à mes camarades étudiants acteurs que j’étais prise dans le Buñuel. Je ne savais pas pourquoi Buñuel m’avait choisie, sans doute parce que j’avais une tête de madonne. Pour soulager mon complexe d’infériorité, j’avais dit à Buñuel le plus grand bien de mes camarades du Conservatoire. « C’est eux qu’il faut prendre, pas moi ! ». Il en a engagé trois ! Puis il les a coupés au montage ! C’était peut-être pour me calmer, me faire plaisir. Il était adorable avec moi. Pendant le tournage, tout le monde murmurait, j’étais parano, je pensais qu’ils disaient « Elle est mauvaise !« . C’était un cauchemar.
Craigniez-vous le regard fétichiste de Buñuel sur les femmes ?
Pas du tout. J’avais vu tous ses films et la seule chose qui m’intéressait, c’est qu’il était un génie. Il y a une scène que je ne voulais pas faire, la scène du corset, que j’aurais bien refilé à Angela. Et Buñuel a fait une chose extraordinaire, géniale. Il me dit « je suis fatigué, je vais aller me promener. Tu n’as pas besoin de moi pour tourner cette scène« . Il a quitté le plateau, me laissant seule avec l’équipe. Cinq, dix minutes, rien ne se passe. Puis j’ai dit « moteur ». Et on a fait la scène sans lui. La psychologie, les intentions, ça ne l’intéressait pas, et il avait bien raison. Par contre, il était intransigeant sur les détails concrets : il fallait placer le verre là, et pas là, et il fallait se tenir comme ci, et pas comme ça…
Le film est magnifique, mais à la première, j’étais en larmes. J’ai mis dix ans à voir que j’étais bien. C’est dommage, il aurait mieux valu que je le sache un peu plus vite. Ce qui est amusant, c’est qu’à la première new-yorkaise du film, des critiques new-yorkais n’avaient pas remarqué qu’il y avait deux actrices !