Eustache indélébile. Dix-sept ans après la disparition de Jean Eustache, une rétrospective offre à nouveau l’occasion de se plonger dans l’une des oeuvres les plus singulières et les plus exemplaires des années 60-70. Né en 1938 dans un milieu modeste du sud-ouest de la France, Jean Eustache a presque dix ans de moins que les […]
Eustache indélébile. Dix-sept ans après la disparition de Jean Eustache, une rétrospective offre à nouveau l’occasion de se plonger dans l’une des oeuvres les plus singulières et les plus exemplaires des années 60-70.
Né en 1938 dans un milieu modeste du sud-ouest de la France, Jean Eustache a presque dix ans de moins que les jeunes turcs des Cahiers du cinéma qu’il fréquente dès la fin des années 50. En 1963, il montre son premier film à ses amis des Cahiers, Les Mauvaises fréquentations (sorti à l’origine sous le titre de Du côté de Robinson) et qu’il a réalisé en cachette. Le choc est vif et selon la belle expression de Jean Douchet, « C’était l’intrusion du voyou dans le monde petit-bourgeois qui était le nôtre. » Les Mauvaises fréquentations, tourné avec rien, postsynchronisé, raconte l’histoire de deux minables qui draguent une pauvre fille solitaire et finissent par lui faucher son portefeuille. Eustache renie le film très rapidement, comme il reniera peu à peu tous les suivants, comme s’il avait honte de ces personnages qu’il a lui-même un peu été à une époque. Chaque film semble aider Eustache à repousser un peu plus le passé derrière lui.
Le Père Noël a les yeux bleus (1966) est tourné en même temps que Masculin/Féminin de Godard et financé par ce dernier. Son action semble se dérouler avant Les Mauvaises fréquentations. Le héros, Daniel (Léaud), a 20 ans, il vit à Narbonne et se fait passer pour le fils déshérité d’un riche industriel. Il ne travaille pas vraiment, glande dans les cafés, rêve de s’acheter un duffle-coat pour plaire aux filles thème récurrent dans tous les films d’Eustache. Malheureusement, lorsqu’il aura réussi à gagner suffisamment d’argent pour se le payer, il ne séduira pas plus de filles et le film se clôt sur l’image de trois garçons biturés qui s’en vont au bordel pour fêter la Noël. La Maman et la Putain restera comme le chef-d’oeuvre d’Eustache. Film dix fois culte, il fit scandale en son temps, pour des histoires secondaires de Tampax. Encore une fois autobiographique, mais décrivant une période de la vie d’Eustache qui appartient cette fois à son passé très proche, c’est le portrait d’Alexandre (encore Léaud), un désenchanté de 68 qui joue au dandy, met sa vie et ses amours en scène, se regarde et se désespère en buvant des whiskies aux Deux Magots. Quitté par Gilberte (l’inaccessible Isabelle Weingarten), il vit chez Marie (Bernadette Lafont, la renoirienne « Maman »), quand il rencontre ou s’invente Veronika (Françoise Lebrun, apparition et incarnation de la « Putain », avec son visage blafard à la Lilian Gish tout droit sorti du muet et des romans du xixème). Pour survivre, les personnages n’ont que la parole et le retrait du monde. Alors ils parlent, à en vomir, à s’en aimer, comme pour se purger d’une vieille douleur qui n’en finit pas de ne pas en finir. Ils parlent pour ne rien dire comme leurs contemporains de La Grande bouffe mangent pour mourir.
Mes petites amoureuses (1977) semble avoir été tourné contre La Maman et la Putain : il en est tout l’opposé. Ici, nulle logorrhée purgative, le film est fait de silences. Comme Le Père Noël a les yeux bleus, il se déroule en grande partie à Narbonne (la ville n’est jamais désignée). Toujours autobiographique, il relate la vie d’un jeune garçon de 10 ans élevé par sa grand-mère à la campagne. Sa mère, qui vit avec un ouvrier agricole, l’emmène vivre avec elle, sans qu’on sache vraiment pourquoi puisqu’il semble surtout l’embarrasser. Cette découverte d’une ville de province, du monde du travail, de sa mère, des rites imposés de la sexualité plongent l’enfant dans cet entre-deux qu’est la solitude. Il n’est jamais chez lui, ni chez sa mère, qui ne le comprend pas, ni chez son patron qui le méprise parce qu’il a fait des études (terrible scène avec Maurice Pialat, où s’exprime le poids incommensurable de la médiocrité assumée), ni parmi les jeunes, qui sont tous plus affranchis que lui.
Les filles n’ont aucun pouvoir érotique. Elles ne sont vraiment excitantes que vues dans le noir, de dos, de profil, de loin, où lorsque les images des stars hollywoodiennes acceptent de se superposer à leur image triviale. Après La Maman et la Putain et avant Une Sale histoire, elles sont un trou, un vide, une absence, une prison, un piège social, à peine un mystère. Le passé est revécu au ralenti. Chaque plan ne donne lieu qu’à une action, retenue, décomposée. Aucun sentiment n’est vraiment exprimé. L’enfant, interprété miraculeusement par Martin Loeb, se heurte au monde. A chaque pas, il semble prêt à tomber, mais reste debout et continue à avancer d’un air buté, résolu à s’adapter à ce qui l’entoure sans qu’il semble en percevoir toute la noirceur. Lorsque, à la fin du film, il retourne dans son paradis d’enfance (chez sa grand-mère), les expériences engrangées durant l’année à Narbonne s’expriment soudain dans un seul geste sûr : il embrasse la fille des voisins celle-là même qui l’année précédente, la petite brutale, s’était jetée à genoux sur lui pour lui montrer combien elle était forte, comme dans un poème de Rimbaud et il pose ses mains sur ses seins sans hésitation. Elle s’enfuit peut-être, mais la boucle est bouclée, une étape en chasse une autre, le film peut finir lui aussi et Eustache passer au suivant, repousser un peu plus sa vie derrière lui.
Le film montre aussi la peine, le doute, la peur qui accompagnent chacun des actes des enfants, parce qu’ils pressentent que chacun d’entre eux est définitif et que de son échec ou de sa réussite dépendra l’avenir. Mes petites amoureuses fut un échec commercial. Pourtant, à le revoir aujourd’hui et malgré ou à cause du ton volontairement bressonien adopté par Eustache , on ne peut que rester sidéré devant l’expression lucide, réaliste et sensible que donne Eustache de la fin de l’enfance, sans jugement, sans complaisance ce qui n’est pas le cas de La Maman et la Putain, tellement déchiré, au comble du désespoir, tellement tripal qu’il en ignore toute contenance, ce qui est à la fois sa force et sa limite. L’émotion de Mes petites amoureuses, très diffuse, sourd de l’opposition constante entre le réalisme des images jeu avec la lumière et les couleurs (magnifique travail de Nestor Almendros), son direct et l’artificialité du jeu des acteurs et de la mise en scène, loin du naturalisme de Pialat, dont on sent parfois poindre l’influence amicale.
Si Mes petites amoureuses n’a pas trouvé son public, Une Sale histoire (1977) a fait beaucoup gloser. Un homme raconte devant un ami cinéaste et un parterre de femmes l’histoire de voyeurisme dont il a été le protagoniste, pour ne pas dire la victime. Du fond des toilettes d’un café parisien, il regardait le sexe des femmes par un trou pratiqué dans une cloison. Le récit est filmé deux fois. La première assez salement, en 16 mm, la seconde en 35 mm, bien proprement. La première fois, il est raconté par quelqu’un qui ne semble pas être un acteur un psychanalyste ami d’Eustache, Jean-Noël Picq , et la seconde par un acteur, Michael Lonsdale, qui joue donc le rôle de Picq dont il reprend le texte quasi intégral. La première version est censée être la réalité, la deuxième sa représentation. Mais quand il monte le film, Eustache intervertit volontairement les deux versions, et la « fiction » précède le « documentaire ». Le trou(ble) ainsi provoqué est vertigineux. Où est le faux, le vrai ? Ne font-ils pas tous deux un ?
Les Photos d’Alix (1980), court métrage de 18 minutes, accroît le malaise sur la représentation. D’un côté, une femme qui montre à un jeune homme des photos qu’elle a faites et qui les commente. De l’autre, les photos. Plus le film avance, moins les commentaires et les photos correspondent. L’image et la parole définitivement brouillées. Qu’y a-t-il entre ? Le film se termine quand la pile de photos est finie.
Ce fut là l’ultime étape paradoxale d’une oeuvre (dont il manquera malheureusement quelques pièces dans cette rétrospective incomplète) se situant dans un entre-deux qui tente de concilier l’inconciliable : entre le documentaire et la fiction, la liberté et la rigueur (Renoir et Lang), le muet et le parlant (Murnau et Pagnol), le spirituel et le futile (Bresson et Guitry), le populaire et l’élitiste, la province et Paris, la réflexion sur le cinéma et le reflet « pur et simple » du monde, le classicisme et la modernité (Joël Magny a qualifié Eustache de « premier primitif du cinéma moderne »), le trivial et l’intellectuel, le passé et le présent, la raison et la folie.
Jean Eustache se suicide en 1981.
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Jean Eustache par Alain Philippon (Cahiers du cinéma, 1986), « Jean Eustache : une vie recluse en cinéma » in Du réalisme au cinéma par Barthélemy Amengual, (Nathan, 1997).
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