Le courrier du coeur et de l’esprit. 600 pages permettent de savourer la vitalité épistolaire de Jean Renoir, de mieux comprendre ses rapports avec l’industrie hollywoodienne ou sa relation à François Truffaut, de préciser sa conception d’un cinéma national internationaliste. Mais révèlent aussi certains aspects plus ambigus de sa personnalité. Renoir n’était pas une statue […]
Le courrier du coeur et de l’esprit. 600 pages permettent de savourer la vitalité épistolaire de Jean Renoir, de mieux comprendre ses rapports avec l’industrie hollywoodienne ou sa relation à François Truffaut, de préciser sa conception d’un cinéma national internationaliste. Mais révèlent aussi certains aspects plus ambigus de sa personnalité. Renoir n’était pas une statue parfaite, mais un homme.
Près de 600 pages de correspondance de Jean Renoir : c’est la première fois qu’est publié en France un aussi vaste ensemble de lettres provenant des collections spéciales de l’université de Los Angeles. Pourtant, avant de se plonger dans ces feuilles riches en idées, en mots savoureux et en éclairages divers sur l’oeuvre et la personnalité de l’auteur de La Règle du jeu, on ne pourra s’empêcher de remarquer que cette traduction du volume paru aux Etats-Unis est loin d’être satisfaisante. Les notes explicatives sont plus que sommaires et tout nom propre a droit à une captivante notice du type « François Truffaut, réalisateur français ayant notamment à son palmarès L’Argent de poche… ». De plus, en 1984 était déjà paru un excellent volume de Lettres d’Amérique aux Presses de la Renaissance, que cette nouvelle publication fait mine d’ignorer, si bien qu’elle ne remplace pas l’autre et ne la complète pas non plus. Et même l’heureux possesseur des deux se retrouve avec un choix restreint dans la masse apparemment considérable des lettres de l’UCLA. Or, comme le monde, Renoir est un et nous voulons tout !
Ces réserves faites, passons à l’essentiel. La plupart des lettres ont été écrites après 1940. On est néanmoins impressionné par la constance des amitiés de Renoir, qui conserve les mêmes correspondants jusqu’à sa mort en 1979 : la famille bien sûr, séparée par la guerre ou par les tournages, les Américains comme Clifford Odets, Robert Flaherty, Albert Lewin, ou Ingrid Bergman dont Renoir suit avec attendrissement et un peu d’inquiétude la vie sentimentale. Grâce à Zanuck qui lui confie le scénario de Swamp water, il devient copain à vie avec Dudley Nichols dont les quelques réponses reproduites sont absolument magnifiques. Beaucoup de lettres portent sur la préparation de tel ou tel film, sur les problèmes de financement ou de production, mais Renoir résiste rarement au plaisir de décrire à son interlocuteur la Californie, l’Inde ou Cinecittà, et d’esquisser quelques portraits de son entourage.
Qu’il s’agisse de Los Angeles où « on ne voit rigoureusement personne » (« Cette ville est si vaste que pour aller voir un voisin c’est un peu comme de Laudun aller à Avignon »), des producteurs hollywoodiens (« Je préférerais vendre des cacahuètes au Mexique que tourner pour la Fox »), des admirateurs en France après la guerre (« Plus je serai gâteux et plus leur respect pour les âneries que je proférerai sera grand ») ou encore de Brigitte Bardot (« Après les contorsions de Kirk Douglas dans Van Gogh, c’est reposant de voir une actrice qui ne joue pas du tout »), Renoir n’est jamais aussi en forme qu’en ronchonnant et, dans sa lettre de remerciements à Langlois pour les nombreux hommages de la Cinémathèque, il ne peut s’empêcher d’ajouter qu’il est content de cette gloire tardive, « bien que, comme disait mon père, c’est quand on n’a plus de dents qu’on peut se payer les meilleurs biftecks ».
Mais c’est l’amitié-filiation avec Truffaut qui devient peu à peu le fil conducteur de la correspondance, d’une lettre de 51 racontant le retour à Paris (« Dans l’avenue Frochot, des jeunes gens inconnus avaient couvert les trottoirs et les murs d’inscriptions à la craie : Vive Jean Renoir » ) à la dernière lettre de 1978 : « Cher François, je vous mets ce mot sans aucun but pratique. Mon affection vous la connaissez et je connais la vôtre. Je vous le dis tout haut parce que ça me fait plaisir. C’est comme un petit adieu sur un quai de gare. Il manque l’odeur de suie de la Victoria Station. » Du coup, on hérite aussi de quelques lettres inédites de Truffaut, toujours drôle, qu’il parle du tournage d’Adèle H (Adjani, sur un plateau, « présente les mêmes difficultés que les animaux, les enfants et les hélicoptères » ) ou d’un déjeuner à l’Elysée entre Giscard et Michel Simon (qui déclare à la presse en sortant : « Cet établissement est très pratique, il est bien situé, c’est central »).
Quant aux démêlés de Renoir avec le système hollywoodien, on a l’impression que ça ne se passe pas si mal et qu’il est lui-même responsable de ses malheurs par peur panique d’un échec auprès du public. Après tout, même Zanuck a fini par admettre qu’on pouvait effectivement aller tourner en Géorgie un film se passant en Géorgie. Evidemment, « partir du tournage pour arriver au scénario » était plus problématique dans le contexte de l’industrie du film américaine, mais Renoir est au moins parvenu à choisir ses scripts, voire à les écrire lui-même. Dès le mois de mai 41, il envoie une lettre délicieuse à ses agents pour leur annoncer la couleur : « Je serais heureux si vous aviez la bonté d’attirer l’attention de mes futurs producteurs sur le fait que je suis beaucoup plus un auteur de films qu’un metteur en scène. » Mais la période américaine s’achève sur la mutilation interminable de La Femme sur la plage sans que l’auteur puisse en accuser quiconque d’autre que lui-même et sa crainte soudaine de heurter le public : moment de découragement total (« Je suis en train de perdre mon intérêt pour le cinéma ») avant la renaissance que constitue le voyage en Inde et le tournage du Fleuve. On a l’impression que c’est plus le propre caractère de Renoir qui lui a joué des tours que la tyrannie des studios hollywoodiens.
Très gourmand, très peureux, pas très différent du Galilée de son copain Brecht, Renoir montre une nette tendance à choisir la retraite stratégique plutôt qu’une confrontation directe avec le pouvoir. On est un peu surpris de trouver ici des lettres à Tixier-Vignancourt où il fait mine de vouloir se mettre à la disposition du cinéma de Vichy à condition bien sûr de pouvoir réaliser des films à Hollywood en attendant que le cinéma français se relève de la défaite ! Il prétend même avoir en projet un film sur des missionnaires français en Amazonie qui « peut plaire au Maréchal ». C’est une attitude qu’on retrouve en diverses occasions et qui donne un sens particulier au grand monologue de Charles Laughton dans Vivre libre, plus autobiographique qu’on aurait pu le penser : courageux et lâche, ça va ensemble. Plus tard, Renoir est prêt à écrire à la commission des activités anti-américaines, qui ne lui demandait rien, pour se justifier de son admiration et de son amitié pour Chaplin. Heureusement, Dudley Nichols veille et lui envoie une lettre extraordinaire pour lui remettre les idées en place (« J’espère que tu n’as pas écrit un foutu mot à cette commission »). En 68, Renoir hésite avant d’accepter de s’associer solennellement à la défense de Langlois. Bref, la peur du gendarme et de l’autorité lui inspire souvent une tactique qui consiste à contourner l’obstacle en attendant des jours meilleurs.
Mais ces démarches parfois sinueuses ne modifient pas le credo renoirien d’un cinéma « national et absolument internationaliste », qui se doit d’être toujours une « étude de conditions locales » pour atteindre à l’universel : « En creusant un trou étroit bien délimité, on peut aller très profond. » S’ensuivent par exemple de violentes diatribes contre le doublage qui prépare l’effondrement des petites industries du cinéma. Partout, le cinéma doit révéler la vérité d’un monde pour « labourer l’univers ». Renoir ne voit pas d’un bon oeil le cinéma américain se perdre dans les fresques à gros budget et à vocation internationale et console gentiment Ingrid Bergman de l’échec de ses derniers films à « grands sujets » : « Je regrette moi-même de ne pas avoir fait le travail de fourmi interminable sur des petits films pas chers d’un genre défini, comme les « westerns » ou les « policiers ». Dans une structure qui est toujours la même, on est libre d’améliorer ce qui est seul valable, le détail de l’expression humaine. » Si tout grand art est abstrait, c’est presque de surcroît, en révélant un geste ou un regard dans leur vérité, en faisant des films « avec la peau des choses », comme disait Bazin.
Mais un art national est bien le contraire pour Renoir de l’art nationaliste qui, « assez curieusement », produit partout « le même type de peintures académiques sans racines ». Au moment où les cinéastes français prennent fait et cause pour des sans-papiers qui ne remplissent pas les critères familialistes du ministère de l’Intérieur, une vieille lettre de Renoir de 1934 resurgit à point nommé, une lettre où il donnait sa démission au syndicat des cinéastes qui, en ce temps-là, voulait chasser les étrangers de la profession. Une lettre comme toujours bien arrondie, avec formules de politesse et gestes de bonne volonté, mais qui donne la recette de la bonne cuisine et du bon cinéma selon Jean Renoir : « Nous devons faire des films français parce que nous les faisons mieux que les autres.
Nous devons créer une Ecole qui rayonnera dans le monde comme le fait l’Ecole picturale française moderne qui, elle, recueille les éléments étrangers et s’en sert pour assurer cette espèce de liaison internationale nécessaire au retentissement et à la grandeur d’une affaire. Je crains que, en travaillant dans un sens différent, nous ne travaillions contre les intérêts réels du film français. En admettant que nous gardions pour nous seuls, Français, le petit os qui reste à ronger, la situation n’en sera pas améliorée, car cet os est si petit qu’il ne saurait nous nourrir tous. Ce qu’il faut c’est transformer cet os en une succulente pièce de viande susceptible d’assurer la vie à tous nos camarades. »
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Jean Renoir, Correspondance 1913-1978, édité par David Thompson et Lorraine Lo Bianco (Plon), 578 pages, 220 f.
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