Subtile émotion et extrême raffinement pictural dans cette œuvre sur la relation d’un homme avec sa mère mourante.
Pietà filiale. Vingt ans qu’Alexandre Sokourov fait du cinéma. Depuis la présentation de son dernier film, Mère et fils, en 1997 à Berlin, un engouement critique est né autour de ce plasticien solitaire qui poétise le réel avec un souffle inspiré. Le cinéma russe, affaibli depuis la fin de l’URSS, révèle un cinéaste digne des maîtres du passé.
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Arrêtez les rotatives, on tient le nouveau Tarkovski ! Voilà ce qu’on s’empresserait de clamer à propos d’Alexandre Sokourov si on voulait faire grossier et journalistique. Mais préservons-nous de ces travers réducteurs qui reviennent à dire que tout est dans tout. Certes, on trouve chez les deux cinéastes russes des points communs : la lenteur et la longueur des plans, une intensité quasi mystique, une propension à l’intériorité, aux antipodes de l’agitation bavarde et mécanique de l’Occident. Bien sûr, Tarkovski était l’ami d’Alexandre Sokourov et devint un de ses plus ardents avocats après avoir vu clandestinement son premier essai, La Voix solitaire de l’homme (1978), interdit pendant dix ans par le pouvoir soviétique (tout comme les suivants). Mais cela ne fait pas pour autant de Sokourov un suiveur. Juste un cinéaste authentiquement russe. Pas franchement rigolo, évidemment, bien que pince-sans-rire ? il ait intitulé un épisode d’une longue série documentaire Elégie moscovite à Boris Eltsine (où l’on voit le président assoupi…). Trêve de plaisanterie, même si son adaptation caucasienne de Madame Bovary (Sauve et protège) avait des accents loufoques, Sokourov est avant tout, en bon dépositaire de la tradition orthodoxe, un fervent iconolâtre ; n’oublions pas que cette civilisation accorde aux images (même politiques) un statut divin… Ses véritables influences cinématographiques, il faut aller les chercher en amont de Tarkovski, du côté des pères fondateurs soviétiques : Dovjenko, Vertov, et surtout Eisenstein pour la maîtrise plastique et le sens du montage ; mais aussi, d’après le cinéaste, chez Bresson et Flaherty L’Homme d’Aran l’a marqué durablement.
Quoi qu’il en soit, les références ne sautent pas aux yeux dans Mère et fils, le dernier opus sokourovien, dont la sérénité et la retenue étonnent, même de la part d’un stakhanoviste du non-dit. On reste d’abord abasourdi devant ce travail plastique : chaque plan est un véritable tableau. La quiétude du film pourrait inciter ceux qui abordent distraitement son cinéma à classer Sokourov dans le rayon autiste chic dont Sharunas Bartas est la figure de proue. Mais ce serait faire fausse route. Disons que Mère et fils reste dans la tonalité dramatique de l’élégie « poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques » (Petit Robert) , un genre dont le cinéaste s’est fait le chantre dans ses essais documentaires précités.
S’il est un film dont l’histoire tient en entier dans les quelques lignes de son synopsis, c’est bien celui-là : un homme jeune veille affectueusement sa mère malade, alitée. Il lui fait la conversation, lui lit de vieilles cartes postales, la promène dans ses bras à travers la campagne. Elle meurt. Il souffre… Fort bien, mais cela ne donne aucune idée du raffinement pictural à l’oeuvre et de l’émotion subtile dégagée par une relation à la fois tragique et suave. Et slave ? En tout cas jamais aucun cinéaste américain n’a montré une telle délicatesse, envisagé une telle abnégation, presque infinie, dans la piété filiale. « Ce film traduit tous les états et tous les sentiments que j’aime chez les gens, explique le cinéaste. J’aime les gens tendres, tolérants, bons, doux, délicats. Je n’y peux rien. »
Devant cette oeuvre infiniment personnelle, on hasarde l’éventualité d’une expérience vécue. Sokourov nous détrompe : « Ça vous irait si je vous disais par exemple que j’ai fait ce film à cause d’un sentiment de culpabilité à l’égard de ma mère ? En réalité il n’a rien d’autobiographique. Plus un film est apparemment simple, plus sa raison d’être est compliquée. Je sais seulement que j’avais, dans tout mon être, le besoin irrépressible de créer cette oeuvre d’art… » Et pourtant, les relations filiales taraudent indéniablement Sokourov : une de ses précédentes réalisations, Le Deuxième cercle, relatait les tribulations d’un homme à la recherche d’une sépulture pour son père.
Ne pas s’attendre à une tranche de vie quotidienne. Etrangers à tout réalisme, les personnages semblent évoluer dans du coton et parler au ralenti. On a l’impression d’une vision sous l’influence de l’opium : tout y est déformé, atténué. Les images sont distordues en permanence par un dispositif optique ; les ambiances sonores semblent irrationnelles. Chaque plan est une aventure ; on explore une nature sauvage et sans apprêts, mais comme plongée dans un aquarium. En cela, Sokourov, qui filme comme d’autres peignaient du romantique Caspar David Friedrich à Claude Monet , touche à l’essence de l’art, qui consiste, non seulement à extérioriser un sentiment profond, mais aussi à brouiller le réel pour se l’approprier. Au-delà de ses images nimbées d’un voile permanent, de ses sons sourds et menaçants qui amplifient la solitude du personnage principal et l’enferment dans une ambiance de fin du monde comme dans son plus beau film, Le Jour de l’éclipse , le cinéaste n’utilise la campagne que comme toile de fond du voyage intérieur. On pense que le film se déroule sur quelque plateau désolé du fin fond de la Sibérie. Pourtant, il a été tourné « près de Saint-Pétersbourg, dit Sokourov, dans un petit village à l’orée duquel nous avons construit un décor. » Le sentiment oppressant suscité par une nature hyperbolique résulte d’un mélange de divers paysages : « Pour pouvoir traduire la nature de cette façon générique, il fallait pouvoir amalgamer plusieurs lieux. Une partie des extérieurs naturels a été tournée sur l’île de Rügen en Allemagne. » D’où ce surprenant contrechamp sur la mer gracieusement traversée par un voilier, irruption magique de l’élément marin au milieu de courants plutôt telluriques.
A l’instar des artistes du land-art intervenant directement sur le paysage, Sokourov peint dans l’espace, écrit sur le vent ; sublime plan-séquence qu’un train à vapeur vient lentement strier de son panache de fumée blanc derrière le personnage immobile… Le cinéaste joue sur plusieurs tableaux, si l’on peut dire. Lorsque, à la demande de sa mère, le jeune homme la promène une dernière fois dans la campagne, inerte, dans ses bras, on a l’impression de voir un tableau superposé à un autre tableau : un portrait de femme agonisante transporté devant un vaste paysage. La correspondance la plus saisissante du film avec les arts plastiques se trouve dans cette posture esthétique de la femme portée par son fils. Cela évoque une des plus saisissantes expressions de l’art religieux, une figure dont Michel-Ange Buonarroti fut le génial spécialiste : la Pietà, image de la Vierge éplorée tenant le Christ mort dans son giron. Répétition dans le deuil d’un geste maternel immémorial. Dans le film, la figure est audacieusement inversée. C’est la mère faible et mourante qui devient à son tour l’enfant de son enfant (il la fait même boire avec une sorte de biberon). C’est lui qui la tient tendrement sur ses genoux. Par cette image qui touche chez tous une corde sensible, le cinéaste efface toutes les réserves qu’on pourrait formuler à propos de certains maniérismes. Son art est essentiellement humain.
Mère et fils est plus qu’un beau travail pictural sur la douleur et l’amour filial. C’est une oeuvre qui fait vibrer la matière filmique en enregistrant le frémissement du réel. Comme dans ce plan splendide d’un champ de blé mûr agité par une onde de vent écho à un plan similaire du Miroir de Tarkovski, qui traite aussi de la mémoire, des origines familiales.
Terminons par la scène la plus fantastique, celle où le fils découvre sa mère inanimée. Ça commence par un gros plan sur une main de momie, la main ridée de la femme, où l’on distingue une sorte de bijou. Une bague ? Non, car le bijou se met à s’agiter faiblement. C’est un petit papillon. Le fils souffle doucement sur l’insecte, qui se cramponne. La fuite de l’âme hors du corps a en quelque sorte aimanté cette présence animale. Là, on réalise que la mort a fait son oeuvre. Alors le fils chuchote à sa mère « Patiente ma douce. » Autrement dit : attends que je te rejoigne dans la mort. Phrase déchirante par son désespoir sous-jacent, plus forte que tous les suicides ostentatoires qui ont peuplé récemment les écrans. Le cinéma à l’état pur.
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