La réalité dépasse l’affliction. L’une des tendances fortes de la xxème édition du Cinéma du réel, véritable institution dans le domaine florissant du documentaire, fut le regard insistant porté sur la cellule familiale, l’intimité domestique, les conditions matérielles de l’existence quotidienne. Signe des temps. Curieusement, cette année, plusieurs des meilleurs documentaires de la xxème édition […]
La réalité dépasse l’affliction. L’une des tendances fortes de la xxème édition du Cinéma du réel, véritable institution dans le domaine florissant du documentaire, fut le regard insistant porté sur la cellule familiale, l’intimité domestique, les conditions matérielles de l’existence quotidienne. Signe des temps.
Curieusement, cette année, plusieurs des meilleurs documentaires de la xxème édition du Festival international de films ethnographiques et sociologiques, dit Cinéma du réel, semblaient moins concernés par l’altérité du vaste monde que par les particularismes de la sphère intime et familiale… A commencer par le Grand Prix, Moment of impact de Julia Loktev, film américain mais parlé en russe, sur une famille immigrée aux Etats-Unis dont le père (de la cinéaste) a été réduit à une vie végétative par un accident de voiture. A la fois décontracté et direct, le film expose la gestion quotidienne de cette situation pénible : comment l’épouse a tout abandonné pour devenir infirmière à plein temps de son mari, comment elle et sa fille analysent ce bouleversement de la cellule familiale. La cinéaste ressasse l’accident de son père ; elle le remet même en scène par bribes. Certains plans de cette étude presque clinique d’un trauma rappellent les portraits froids et nus du photographe Avedon. Il est clair que Julia Loktev pense plus en termes de cinéma que de « réel ». Même conjonction handicap/famille dans La Petite Nao (1995) de Shinichi Ise, présenté dans le cadre de la rétrospective consacrée au Japon. Pendant plus d’une décennie, Ise a suivi l’évolution de sa nièce Nao, handicapée mentale joviale et attachante. Artistiquement peu inventif, le film est passionnant car il illustre une des spécificités fascinantes du documentaire : la possibilité de montrer le temps « au travail » en accompagnant avec sa caméra quelques personnes pendant des années. C’est également ce que firent Barbara et Winfried, de manière nettement plus ambitieuse et structurée, avec Marieluise, enfant de Golzow qui, tout en se doublant d’une réflexion sur le monde communiste et la question de la réunification allemande, condense trente-quatre années de l’existence d’une femme née en Allemagne de l’Est : « Le film propose à l’héroïne, maintenant âgée de 42 ans, de se regarder vivre depuis son enfance, et de commenter son évolution au fil des événements de sa vie. » A travers leurs problèmes ordinaires, ces Allemands de l’Est modestes en disent plus long sur l’économie, la politique et le travail sous le communisme que des historiens ou des sociologues. Le père de Marieluise, paysan avisé et râleur, appelé « dissident » dans son village, pointe par exemple les aberrations du collectivisme, qui a fait de lui un simple rouage au sein d’un système agricole industrialisé.
Il n’y a pas de différence majeure entre paupérisme est-allemand et paupérisme américain, si ce n’est une situation bien plus dégradée chez les laissés-pour-compte du capitalisme. Preuve à l’appui : Public housing, dernière réalisation de Fred Wiseman qui continue son parcours de témoin des institutions américaines avec sa méthode « objective » (sans commentaire ni interviews). Le cinéaste regarde sous toutes les coutures une cité de logements sociaux dans le ghetto noir de Chicago. Bilan : le meilleur film de ces dix dernières années sur les Noirs américains. Avec une vision nuancée qui sort des clichés violents du gangsta-rap ou de films comme Clockers de Spike Lee. Quoique le grand ensemble Ida B. Wells de Chicago offre un best-of des fléaux de la civilisation nord-américaine (dope, alcoolisme, analphabétisme, délinquance, insalubrité), Wiseman souligne la solidarité des « brothers » face aux problèmes de leur communauté et leur désir constant de préserver leur dignité ; la partie stable de la population soutient ceux qui perdent pied drogués, délinquants, vieillards, filles mères. C’est aussi un film d’une drôlerie presque pagnolienne : truculente conversation téléphonique de la formidable présidente du quartier, dialogue surréaliste entre une vieille dame et « l’exterminateur » de cafards, démonstration bidonnante du mode d’emploi du préservatif au centre de planning familial, séance de marionnettes sur les méfaits de la drogue pour les tout-petits… Bref, le tableau ne semble plus aussi inextricable et désespéré après trois heures et demie de film.
D’ailleurs, le sort de certaines diasporas de réfugiés est infiniment plus tragique que celui des Noirs américains : dans The Spirit doesn’t come anymore, court métrage de Tsering Rithar sur un chaman tibétain exilé dans un camp du Népal, on constate qu’en une génération, certaines communautés sont passées de l’animisme primitif à la société de consommation la plus sauvage. Et quand le fils du chaman, devenu délinquant juvénile à l’occidentale, évoque ses relations tumultueuses avec son père irascible, on pense plus à Pialat qu’à Jean Rouch. Restons chez les Asiates extravertis avec le formidable Mon éros très privé (1974) de Kazuo Hara, une des belles surprises de la rétrospective japonaise, qui expose tout ce que nous avons toujours voulu savoir sur l’intimité amoureuse et sexuelle des Nippons sans jamais oser le leur demander. Il s’agit d’une sorte de journal : après avoir eu un enfant avec une certaine Miyuki, puis après qu’elle l’a quitté, le cinéaste décide d’aller la filmer à Okinawa où elle a émigré un prétexte pour la revoir. L’essentiel du film, en noir et blanc, est consacré aux monologues de Miyuki face à la caméra. De longues tirades où la jeune femme vitupère son entourage, pleure, hystérise… Tout cela l’époque, l’ambiance rappelle assez La Maman et la Putain. Ce documentaire très intime où s’évacue le trop-plein des frustrations et non-dits de la société japonaise est aussi, comme le film d’Eustache, un constat sur l’impasse de la « libération sexuelle » des années 60-70. Miyuki vit seule et pousse très loin ses idéaux libertaires. Mise enceinte par un soldat noir américain, elle décide d’accoucher sans aucune assistance. Hara filme intégralement l’accouchement dans son appartement, en un très long plan-séquence frontal. Une scène déjà vue dans des documentaires, mais ici, dénuée de l’environnement médical habituel, elle atteint une force archaïque, une intensité impossible dans une fiction même si on a envie de dire : c’est trop beau pour être vrai. Car dans un tel film « ontologique », comme dirait André Bazin, il y a toujours une part de mise en scène.
De cette dichotomie entre réel et fiction, un autre Japonais, Shohei Imamura, a fait le sujet de son troublant Evaporation d’un homme (1967), qui débute comme un reportage et finit en nous laissant perplexes sur la nature de ce que la caméra nous a présenté. Ce film complexe participe de la vaste entreprise d’entomologie du comportement humain que constitue toute l’oeuvre d’Imamura. Cette fois, il a choisi de rouvrir le dossier d’une disparition parmi trente mille cas semblables au Japon, celui d’un certain Oshima, homonyme du cinéaste nippon le plus dérangeant. Gag ou coïncidence ? Plutôt un symptôme de la concurrence des deux réalisateurs sur le terrain de la provocation. Mené comme une investigation policière, le film débute par la recherche et l’interrogatoire de ceux qui ont connu cet Oshima. Accompagné par la dernière fiancée en date de l’homme évaporé, l’enquêteur enquête, ne négligeant aucune hypothèse (fugue, suicide ou assassinat). Puis, graduellement, la recherche dévie sur la fiancée en question, puis sur sa soeur, ancienne geisha. Au cours de l’entretien avec cette dernière, le cinéaste, présent à l’arrière-plan, intervient soudain et déclare que « tout est fiction ». Les parois de la pièce où se déroule la discussion sont soudain enlevées et on se retrouve dans un studio de cinéma. On est alors obligé de reconsidérer le film entier à l’aune de ce coup de théâtre, de tenter de démêler le vrai du faux. Un sacré pied de nez au cinéma du « réel », dont ce film, démontage de la notion de documentaire, est la réfutation.
Restons au Japon, mais dans un registre diamétralement opposé avec Une Vie paisible du Russe Alexandre Sokourov, dont nous célébrions il y a peu la fiction élégiaque, Mère et fils. Ici, le cinéaste accompagne les journées effectivement très quiètes d’une vieille couturière dans sa maison japonaise traditionnelle. Accompagné de réflexions littéraires du cinéaste, le film est évidemment sublime. La façon dont Sokourov utilise la vidéo aurait de quoi inciter les chefs-op de cinéma à jeter les films sur pellicule aux oubliettes : couleur épurée dans des tons brunâtres on pense aux autochromes des frères Lumière , mouvements de caméra lents et délicats, très gros plans sur les matières, le bois, la peau le visage de la femme devient minéral, reptilien. Une telle préciosité pourrait friser l’académisme sans ces instants où l’on bascule dans une dimension secrète et troublante : vision crépusculaire de paysages hivernaux dignes des dessins fantastiques de Victor Hugo ; moment poignant où, vêtue d’un kimono, la femme dit des haïkus sur les saisons, la famille, la solitude, le deuil. Transcendée par le plus oriental des cinéastes russes, la réalité dépasse ici l’affliction.
Vincent Ostria
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