Avec Tokyo eyes, son quatrième long métrage, le discret Jean-Pierre Limosin réinvente l’art de la fugue et réussit le saisissant portrait d’une ville. Un film gracieux et funambule. Dans le Tokyo contemporain sévit un mystérieux tueur en série. Les journaux en parlent, la police est à sa recherche. La fille qui vit avec le détective […]
Avec Tokyo eyes, son quatrième long métrage, le discret Jean-Pierre Limosin réinvente l’art de la fugue et réussit le saisissant portrait d’une ville. Un film gracieux et funambule.
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Dans le Tokyo contemporain sévit un mystérieux tueur en série. Les journaux en parlent, la police est à sa recherche. La fille qui vit avec le détective chargé de l’enquête est une jeune et jolie midinette rêveuse, shampouineuse dilettante de son état. Elle croise le tueur par hasard dans le métro et, intriguée, le suit. C’est le début d’un jeu de piste aléatoire : est-elle fascinée par celui qu’elle file ou veut-elle aider le détective ?
Suspendu au-dessus de la maigre toile de ces quelques fils scénaristiques, Jean-Pierre Limosin a réussi un film gracieux et funambule, qui synthétise sans effort apparent un ensemble de qualités a priori contraires : à la fois rigoureux et libre, précisément calligraphié et improvisé au fil des intuitions, théorique et incarné, pensé et immédiat, embrassant mille sujets mais cohérent et limpide, réminiscent de l’esprit ancien (mais pas vieillot) de la Nouvelle Vague et absolument contemporain (plutôt qu’à la mode)… Il faut dire que Limosin a le don du subtil décalage qui transforme tout de suite un archétype et le réinvente sous nos yeux. Ainsi apprend-on rapidement que K, le tueur, n’en est pas vraiment un, qu’il rate volontairement toutes ses cibles en chaussant des lunettes qui altèrent sa vision. Quant à Hinano, la charmante coiffeuse, elle n’est pas la copine du policier, mais sa soeur. Et si elle prend K en filature, ce n’est pas pour le livrer à la police ou pour mener elle-même l’enquête mais parce qu’elle commence à en tomber amoureuse. Hinano est aussi une sorte de recréation nippone des Anna Karina, Brigitte Bardot ou Anouk Aimée de nos swinging sixties. Ainsi, dans Tokyo eyes, rien n’est exactement ce dont il a l’air à première vue. Il faut ouvrir l’oeil, même les deux, et réapprendre à regarder.
Le titre Tokyo eyes lui-même est porteur de ces multiples possibilités qui se déploient dans le film. Les « yeux de Tokyo », ce sont ceux de ces caméras vidéo et de ces écrans omniprésents dans les rues et les appartements d’un pays très en avance dans le domaine de l’électronique et de l’audiovisuel. Mais contrairement à Wenders, Limosin n’en fait pas tout un fromage théorique… « Les yeux de Tokyo », ce sont aussi ceux du tueur à lunettes… Ce sont bien sûr ceux de Limosin lui-même, filmant cette ville qui n’est pas la sienne. Une grande partie du prix de ce film est d’ailleurs dans la façon dont le cinéaste regarde Tokyo avec des yeux neufs, étrangers, mais sans jamais tomber dans la superficialité touristique, capturant les lieux avec une aisance et une immédiateté qui font croire qu’il a toujours habité là étrange paradoxe, miracle du décentrage…
Comme chez le Godard d’A bout de souffle, le Demy de Lola ou le Wong Kar-wai de Buenos-Aires, les lignes du jeu de piste amoureux sont aussi prétexte aux plus beaux parcours urbains filmiques, la ronde de séduction entre les personnages se dédouble et devient celle entre un cinéaste et une ville. Ou le contraire. Car les « yeux de Tokyo », ce sont enfin et surtout ceux des amants, K et Hinano. Le premier fuit les « yeux réels », se cache derrière un ensemble de masques artificiels, se retranche dans les mondes virtuels : lunettes qui font voir trouble, jeux électroniques, faux assassinats… La seconde, au contraire, cherche le reflet réel de son propre regard, la réponse à ses yeux neufs et amoureux, le regard qui saura la regarder. Tokyo eyes pourrait se résumer à la course-poursuite de ces deux regards de nature opposée, au chassé-croisé de ces deux paires d’yeux, à la rencontre entre le virtuel et le réel, à la ténuité d’un destin amoureux.
Une histoire d’amour, une enquête policière, le portrait d’une ville, une réflexion sur les mutations du regard, tout cela peut sembler bien lourd pour un seul film. Or, pas du tout. L’étrange secret de Tokyo eyes, c’est que chaque élément du puzzle n’écrase jamais l’autre, que tout tient ensemble selon une architecture légère et harmonieuse, que rien n’y semble forcé pas même l’apparition de Takeshi Kitano dans un contre-emploi de yakusa minable. Limosin réussit ici ce petit miracle que l’on souhaiterait plus fréquent : montrer ce que le cinéma peut encore quand il est en de bonnes mains, prouver qu’un film peut parler une langue vivante même lorsqu’il s’empare de codes et de figures appartenant à son histoire.
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