Fondé par un collectif de rappeurs et quelques journalistes, le mouvement “Y’en a marre” espère amener au pouvoir une nouvelle génération de dirigeants à l’élection présidentielle sénégalaise de 2012.
« Thiat, par ici ! Regarde par ici !” Docile, Cyrille Touré – “Thiat” lorsqu’il rappe – s’exécute et prend la pose, entouré d’une demi-douzaine de gosses, devant une petite mare entourée d’ordures.
Des téléphones portables brandis à bouts de bras immortalisent la scène. Guinaw Rails est en effervescence, les petits courent de rue en rue pour avertir que Thiat et les “Y’en-a-marristes” sont dans la place. Même les “vieux” – comme on dit ici, sans une once d’irrespect –, qui se réfugient chez eux pour éviter la chaleur assommante sortent jeter un coup d’oeil.
Il faut dire que d’ordinaire les visiteurs sont peu nombreux dans cette cité de la banlieue de Dakar, surtout pendant la saison des pluies où des flaques barrent les rues et de petits marigots, futurs nids à moustiques et maladies, apparaissent jusqu’aux seuils des maisons. En boubou bleu, une octogénaire qui habite le quartier inondé claudique jusqu’au petit groupe. Thiat la salue longuement. Elle lui glisse : “J’ai entendu parler de ce que vous faisiez. Il faut continuer. Je prie pour vous soutenir.”
Un peu plus loin, c’est une famille qui lui lance par la fenêtre : “On est avec vous ! Dites-nous ce qu’il faut voter l’année prochaine, et on le fera.” Ces témoignages de soutien, Thiat les entend tous les jours depuis qu’il a fondé, en janvier, avec des compères rappeurs – Kilifeu, Simon, Fou Malade et Crazy Cool – ainsi que quelques journalistes, le mouvement “Y’en a marre”. L’objectif du groupe ? Créer un “sursaut d’orgueil” chez des Sénégalais lassés par des années de chômage et de vie au rythme et de courant, et fatigués de voir défiler des dirigeants jugés incapables.
“On veut dire aux gens : les gars qui parlent à la télé ne sont pas plus intelligents que vous. Vous connaissez vos problèmes mieux qu’eux”, résume Fadel Barro, journaliste et coordonnateur du mouvement.
Pour changer les choses, les Y’en-amarristes incitent donc tous ceux qu’ils croisent à “mettre la main à la pâte”, mais surtout, comptent sur l’élection présidentielle sénégalaise de 2012, dont ils espèrent qu’elle amènera au pouvoir une nouvelle génération de dirigeants. Pour l’heure, ils ne soutiennent pas de candidat, mais font passer un mot d’ordre, toujours le même : “Allez vous inscrire sur les listes électorales !”
Plus de 28 000 personnes se seraient inscrites depuis le début de leur campagne de sensibilisation, mais ils espèrent en inciter un demi-million au moins. Leurs méthodes ? De simples discussions, comme lors de soirées passées à la rencontre des étudiants sur le campus de l’université de Dakar, ou bien des opérations moins classiques, comme ces porte-à-porte musicaux qu’ils ont nommés “urban guerilla poetry”.
Lors de ces concerts improvisés, ils reprennent – parfois avec des rappeurs du coin – des titres chargés de “conscientiser” les populations : le tube de Keur Gui Coup 2 gueule (“Combattons ces incapables/Qui bouffent l’argent public/ Nul ne peut s’éterniser au pouvoir/Sans craindre la révolte du peuple”) ou le plus récent Ma carte, c’est mon arme.
L’engagement politique de ces forts en gueule ne date pas d’hier. Thiat et Kilifeu, qui constituent à eux deux le groupe Keur Gui (“chez nous”, en wolof), ont fait leur premier séjour en prison à 16 ans, à cause de leurs chansons peu amènes envers le pouvoir – le Sénégal était alors présidé par le socialiste Abdou Diouf. Mais c’est la première fois qu’il est porteur de revendications aussi précises (le retrait d’un projet de réforme constitutionnelle, le retrait de la candidature de l’actuel président, Abdoulaye Wade, à la prochaine présidentielle), et surtout, c’est la première fois qu’il trouve un si large écho.
Les soutiens viennent de partout, et prennent parfois des formes inattendues : de simples sympathisants qui s’exclament : “Y en a marre !” en les croisant dans la rue, aux taxis qui refusent de leur faire payer le prix de la course, en passant par une entreprise de gardiennage qui se propose de surveiller leur appartement gratuitement, jusqu’à un gérant d’hôtel à La Somone – une station balnéaire de la Petite Côte sénégalaise – qui met à leur disposition des chambres, au cas où “ils voudraient se reposer”.
Mais pour l’heure, pour Thiat, Fadel et les autres, pas question de faire de pause. Les téléphones des membres du collectif ne cessent de sonner. Sur la route de Dakar, en revenant de Guinaw Rails, Thiat reçoit un coup de fil : c’est la Radio télévision sénégalaise (RTS), qui veut recevoir un Y’en-a-marriste dans une de ses émissions. Le rappeur raccroche, dubitatif :
“Cette émission, ça ressemble à une commande du pouvoir. Ils veulent nous inviter face à quelqu’un de Benno (la coalition d’opposition à Abdoulaye Wade, constituée notamment du Parti socialiste sénégalais – ndlr). J’ai l’impression qu’ils veulent se servir de nous pour attaquer l’opposition.”
Après une concertation avec les autres membres du mouvement, la décision est prise : tant que la RTS ne propose pas une autre formule, c’est non. Les Y’en-a-marristes se méfient des médias d’Etat. Ils se souviennent des événements du 23 juin dernier. Ce jour-là, une manifestation contre un projet de réforme constitutionnelle, porté par Wade tourne à l’émeute : routes bloquées par des pneus brûlés, saccage de domiciles de députés de la majorité, caillassage de l’Assemblée nationale et affrontements avec la police.
La RTS avait passé des images de jeunes affirmant que “Y’en a marre” les avait payés pour qu’ils commettent des pillages. La manoeuvre n’a pas pris. Les amateurs du rap de Keur Gui savent que le groupe n’a jamais appelé à la violence : “Quand j’ai vu les témoignages à la télé, j’ai su que c’était faux, raconte un jeune homme venu assister à une réunion d’une antenne locale du groupe. Car je me suis souvenu d’une chanson de Keur Gui qui dit : Toi qui casses et pilles pour protester contre l’Etat, est-ce que tu penses que cela résout tes problèmes ?”
En dépit des accents combatifs des rappeurs fondateurs du mouvement, “Y’en a marre” revendique son pacifisme.
“On nous a légué un pays qui n’a pas connu de coup d’Etat militaire ou de déstabilisation. C’est notre responsabilité, en tant que jeunes aujourd’hui, de préserver cette paix sociale et cette stabilité démocratique”, estime Fadel Barro.
Le mouvement s’est même organisé pour faire passer des messages d’apaisement. Thiat raconte : “Partout où les jeunes étaient en train de brûler des pneus, on a dépêché un artiste du coin pour leur dire : Ne faites pas ça. Les autorités contre qui vous brûlez des pneus passent dans leurs voitures climatisées, aux vitres teintées : ils ne sentent pas cette odeur. C’est nous, qui habitons là, qui allons respirer cet air, c’est nous qui allons avoir des problèmes de santé, c’est nous qui allons avoir notre quartier sali.”
La force de “Y’en a marre” semble bien être cette association de propos concrets et combatifs, et de porte-voix qui se veulent des exemples à suivre, loin de l’image de dangereux agitateurs qu’une partie de la classe politique a tenté, un temps, de leur accoler.
“Nous ne touchons pas à la drogue, nous ne buvons pas d’alcool : aujourd’hui, ils font face à des jeunes qui sont des exemples, et ça leur fout la trouille”, assène Thiat.
Des “exemples” courtisés : si l’opposition politique ne sait pas encore vraiment quelle attitude tenir à leur endroit, ses leaders aiment bien paraître à leurs côtés dans des meetings. Les représentants des ambassades des pays de l’Union européenne à Dakar ont tenu à recueillir leur avis, lors d’une rencontre tenue le 5 juillet dernier, sur les perspectives politiques à venir. Même le pouvoir essaie par tous les moyens de les récupérer : depuis des semaines, la fille du président Wade tente avec insistance de décrocher un rendez-vous avec les membres du collectif, sans succès.
Ce qui n’empêche qu’ils soient toujours dans le collimateur de la police. Face aux tentatives de répression plus directes, les Y’en-a-marristes veillent à garder un discours serein. A la suite d’une garde à vue musclée les 22 et 23 juin, durant laquelle plusieurs d’entre eux ont été frappés par la police à coups de matraques, ils ont assuré qu’ils n’en voulaient pas aux policiers mais seulement “à ceux qui donnent les ordres”.
Quant à l’attention soutenue dont ils font l’objet de la part des services de renseignement sénégalais, cela les fait plutôt rire. Ils continuent d’ouvrir grand les fenêtres de l’appartement qui leur sert de QG, où la chaîne hi-fi du salon passe du Rapadio (des rappeurs sénégalais de la fin des années 1990, qui se produisaient encagoulés et donnaient eux aussi, à l’époque, dans la critique du pouvoir), pas gênés par la présence d’un membre des RG qui les observe depuis le bâtiment d’en face.
“On ne complote contre personne, on ne fait rien de répréhensible, pourquoi se cacher ? On tient ici nos réunions, au vu et au su de tous”, souligne Fadel Barro, assis dans un des canapés du salon où se prennent toutes les décisions qui touchent au mouvement.
Et si l’avenir du Sénégal, plus que sous les lambris du palais présidentiel, se jouait dans cette petite pièce, où une poignée de représentants de la génération hip-hop a décidé, un soir de janvier 2011, qu’elle “en avait marre” de la mal-vie ambiante ?
Mohamed Guèye et Justine Brabant (à Dakar)