A Avignon, Arthur Nauzyciel adapte le roman de Yannick Haenel consacré à Jan Karski. Nous l’avons accompagné à Varsovie et à Auschwitz, où le metteur en scène d’origine polonaise et son équipe se confrontaient aux traces de la Shoah
En plein centre de Varsovie, la tour du Novotel Centrum où nous logeons compte une vingtaine d’étages. Elle offre une vue imprenable sur l’ancien emplacement du ghetto où la population juive vécut le martyre de 1940 à 1943. Un quartier d’affaires moderne l’a remplacé. L’hôtel fait face au palais de la Culture et de la Science offert par Joseph Staline au peuple polonais.
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L’immense bâtisse de pierre, construite dans la grande tradition de l’architecture “pâtissière” soviétique, domine de ses 231 mètres un plan d’urbanisme datant des années 50 et démontrant le peu de souci du régime communiste de l’époque pour la préservation des traces du passé. Nous avons rendez-vous au restaurant du Théâtre TR de Varsovie, lieu emblématique de la jeune garde du théâtre contemporain polonais dirigé par le metteur en scène Grzegorz Jarzyna (en 2002, au Festival d’Avignon, il présenta sa pièce Festen d’après le film de Thomas Vinterberg).
Nous croisons Krzysztof Warlikowski, un habitué des scènes françaises, avant de retrouver Arthur Nauzyciel et sa troupe – le comédien Laurent Poitrenaux, la danseuse Alexandra Gilbert, le danseur et chorégraphe Damien Jalet et l’artiste vidéaste polonais Miroslaw Balka.
“Au début, je voulais venir répéter seul à Varsovie, raconte Arthur Nauzyciel. J’avais besoin d’un temps de repli et d’une salle de répétition pour me confronter au texte de Yannick Haenel et commencer à l’apprendre. En France, je n’y arrivais pas. Répéter au Théâtre TR et m’entendre prononcer les mots de Jan Karski ont d’un coup concrétisé le projet. Etant sur les lieux dont parle Karski, je pouvais enfin prendre le relais de son témoignage pour dire ce qui était arrivé ici.”
C’est le troisième séjour d’Arthur Nauzyciel à Varsovie pour préparer son spectacle : un temps d’approche et d’immersion nécessaire pour comprendre l’histoire de Jan Karski et celle des Juifs de Pologne.
“Il y a une très grande différence entre dire à quelqu’un qu’il n’y a plus rien à voir du ghetto de Varsovie et le fait qu’il s’en rende compte par lui-même. C’est ainsi que s’est imposée l’idée de faire venir l’équipe. Pour des raisons personnelles et familiales, j’ai une certaine conscience de la Shoah, mais je ne voulais pas que ce soit LA vérité unique à transmettre à mes camarades. Etre confrontés à la réalité de l’absence des traces de la Shoah est un point de départ que nous devions avoir en commun. Après, à l’intérieur du spectacle, chacun fera son chemin personnel, trouvera sa propre autonomie, son propre regard.”
En allant en Islande pour créer Le Musée de la mer de Marie Darrieussecq, en montant Jules César de Shakespeare l’année des élections présidentielles aux Etats-Unis (en 2008 à Boston) ou en créant Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès à Atlanta, ville à 80 % noire, Arthur Nauzyciel a toujours suivi le même protocole pour chercher l’adéquation entre un lieu et un projet théâtral. A Varsovie, il applique cette méthode comme un révélateur pour le théâtre.
“Je n’agis pas ainsi parce que c’est Jan Karski. J’ai travaillé de la même manière pour mes autres mises en scène : je commence toujours par inscrire un projet sur un territoire.”
Le lendemain matin, sur le parvis du palais de la Culture et de la Science, nous retrouvons notre guide, Elzbieta, pour un long parcours dans la ville à la recherche des vestiges du ghetto. Une première plaque de bronze scellée sur l’une des façades du bâtiment et un clou signalant l’endroit où nous sommes sur le plan nous permet de constater que le palais stalinien est construit à la limite sud de l’enceinte qui emmurait la population juive de Varsovie.
A quelques mètres de là, de longues plaques de bronze incrustées dans les trottoirs marquent l’emplacement des murs qui bouchaient les rues menant au ghetto. C’est en suivant la ligne discontinue de ce marquage au sol que nous prenons conscience de l’étendue du ghetto (à l’époque, il couvrait près d’un tiers de la ville).
Notre guide nous entraîne de rue en rue et nous montre les bâtiments qui ont résisté au temps. La plupart d’entre eux sont répertoriés aux monuments historiques mais faute de moyens pour les entretenir, ils sont à l’abandon, comme si l’on attendait qu’ils s’écroulent pour récupérer du terrain à bâtir. Dans de nombreuses cours intérieures d’immeubles encore habités, on retrouve souvent de petites chapelles dédiées à la Sainte Trinité polonaise : le Christ, la Sainte Vierge et le pape.
Apparus juste après l’extermination des Juifs du ghetto en 1943, ces ex-voto se sont multipliés : acte de contrition en souvenir de la souffrance des Juifs morts en ces lieux ou prière au bon Dieu pour préserver de tout désagrément les nouveaux habitants qui les occupent depuis ? La question demeure sans réponse.
Reste que c’est en 1947, longtemps après la fin de la guerre, que le dernier pogrom a été perpétué en Pologne. Et faut-il rappeler que de nombreux survivants furent définitivement convaincus de quitter la Pologne en 1968 après une dernière campagne xénophobe. Au final, le recensement de 2005 ne dénombre pas plus d’un millier de Juifs en Pologne… Mais l’on devait alors choisir entre cocher la case “Polonais” ou la case “Juif” car le formulaire ne permettait pas d’être les deux à la fois. D’origine polonaise, la famille d’Arthur Nauzyciel a émigré vers la France dès les années 20.
“Déchus de leur nationalité française en tant que Juifs étrangers dès 1941 pour l’un et en 1942 pour l’autre, mes grands-pères maternel et paternel, partis par les premiers convois depuis les camps de Pithiviers et Drancy, ont été déportés à Auschwitz avec mon oncle Charles et d’autres membres de la famille. Ils ont passé trois ans à Auschwitz et font partie des 3 % de Juifs de France à avoir survécu : un miracle. A Varsovie, quand j’ai commencé à lire le texte que je devais interpréter sur scène, je me suis retrouvé dans un état indescriptible, comme si le fait que je reprenne à mon compte les paroles de Jan Karski correspondait à une impensable réparation au regard du destin de ma famille. Aboutir à ce spectacle représente pour moi un long chemin dans mon rapport à la Shoah, cette histoire intime qui m’habite et me hante depuis toujours. Aujourd’hui je peux la partager avec d’autres et ça fait une sacrée différence. Il ne s’agit plus de ce moteur secret, de cette colère souterraine et de cette douleur cachée qui existent derrière chacun de mes spectacles. Paradoxalement, aborder la Shoah de front est une façon de la mettre à distance. Même si cela reste très personnel, je la vis d’une tout autre manière, et comme le fait dire Haenel à Karski en paraphrasant Kafka, ce dont on parle, c’est l’histoire mondiale de nos âmes.”
C’est en avion que nous faisons le voyage de Varsovie à Cracovie avant de prendre une voiture pour nous rendre à Auschwitz. A l’entrée du camp, en passant sous la pancarte marquée de la sinistre sentence “Arbeit Macht Frei” (“Le travail rend libre”), Arthur Nauzyciel me fait observer la lettre “B” : les déportés qui ont réalisé la ferronnerie avaient volontairement inversé le gros ventre en le plaçant en haut. Une alerte à l’adresse des nouveaux arrivants pour les informer du mensonge obscène inscrit au-dessus de leurs têtes.
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