Tournés dans les années 50, deux grands films de Luis Buñuel au registre et au ton très distincts, pourtant parfaitement complémentaires.
Dans son adaptation extrêmement personnelle du roman d’Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent (Abismos de pasión), Buñuel ne traite que de la deuxième partie, le retour d’Heathcliff, devenu Alejandro, et transforme ce sommet du drame romantique en véritable traité de la haine. Une haine unanimement partagée entre le paria revenu au pays, animé d’un désir de vengeance insatiable envers les artisans de sa disgrâce amoureuse, et la famille malveillante de sa bien-aimée Catarina. Un climat de passion et de détestation sous-tend donc le film dont Buñuel un des rares grands cinéastes à ne jamais pouvoir être taxé de mièvrerie mine la poésie et le romantisme par le cynisme et la cruauté. La relation des amants fatals prend elle-même des allures de provocation : ils se font des mamours devant Eduardo, mari de Catarina, un fade bellâtre féru d’entomologie le grand dada métaphorique de Buñuel. Le cinéaste montre que cet amour fou mêlé de haine est presque une entité indépendante des personnages, une chimère qui survivra à leur mort.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le film ne serait qu’un mélodrame classique sans les à-côtés du récit, sans des personnages périphériques comme José, le serviteur d’Alejandro, un vieux bigot râleur qui, voyant en son maître une incarnation du diable, exorcise la maison en brandissant des croix et une sorte de brasero fumant où il a jeté un crapaud ; ou Ricardo, le frère de Catarina, digne des créatures de von Stroheim, poivrot veule et brutal à la fois, un rustre dégénéré qui ne rêve que de tuer Alejandro, son créancier, sans en avoir le cran. C’est par le biais de ce monstre qui tyrannise les faibles (dont son fils) que Buñuel va donner un ancrage naturaliste à un film autrement trop idéaliste. Enfin, toutes proportions gardées : un mélo qui débute par un plan d’arbre mort peuplé de vautours ne saurait être une bluette conventionnelle.
Ce qui est bien avec Buñuel, c’est que, tout en portant son empreinte indélébile, ses films ne se ressemblent pas. Ainsi La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, tourné deux ans plus tard, est a priori une œuvre plus légère, un film noir boulevardier… Mais en poussant les choses, on pourrait y voir une suite loufoque des Hauts de Hurlevent. En effet, celui qui incarnait le mari de Catarina, Ernesto Alonso, est ici Archibald. Et il collectionne les femmes comme l’autre collectionnait les papillons. Il voudrait bien les épingler avec la cruauté de son alter ego, mais il n’arrive jamais à mettre ses fantasmes de meurtre à exécution (d’où le titre espagnol, Ensayo de un crimen : « Tentative de crime » ). Ses proies périssent, mais pas de sa main. C’est un serial-killer virtuel. Sa vocation s’exprime par une fabuleuse scène primitive : dans son enfance, Archibald voit sa préceptrice périr sous ses yeux, atteinte par une balle perdue à l’instant même où il a souhaité sa mort par jeu. Souvenir érotique violent assimilable à un premier orgasme : il regarde, fasciné, les jambes obscènement dénudées de la morte. Dès lors, Archibald ne peut désirer une femme sans vouloir sa mort. « Quelle femme intéressante ! », dit un quidam à propos d’une femme aguichante. « Je l’assassinerais avec plaisir », lui rétorque Archibald en riant. Réplique provocatrice qui rappelle le fameux « Quelle joie d’avoir assassiné nos enfants ! » de L’Age d’or. L’inassouvissement des désirs d’Archibald il ne peut jamais jouir en tuant aboutit à un étonnant simulacre. Enragé d’avoir loupé l’assassinat de Lavinia, qu’il appelle « ma petite Jeanne d’Arc », pensant la brûler, Archibald se défoule sur un mannequin à l’effigie de la jeune femme. Artifice qui permet au provocateur Buñuel de montrer un acte bien plus sordide que l’époque ne le tolérait. L’homme la traîne par les cheveux, puis la met dans un four et la regarde brûler, extatique. Un rituel pervers d’autant plus troublant que l’interprète du rôle de Lavinia, Miroslava Stern, se suicida avant la sortie du film et fut incinérée. Instrument de la résurrection des morts (cf. Vertigo), le cinéma serait-il également, comme le pressentit Rossellini dans un film de 1948, une « machine à tuer les vivants » ?
{"type":"Banniere-Basse"}