En pastichant sans ménagement « Independence Day » tout en rendant hommage à « Docteur Folamour », Tim Burton venge « Ed Wood » et réalise la fantaisie sci-fi à gros budget que son maître n’a jamais pu mettre en oeuvre. Souvent tordant de rire, toujours inventif, « Mars Attacks! » mouline parfois dans le vide et grille ses piles à force de surchauffe d’idées. Carburant enrichi du projet de Burton, la veine parodique en est aussi sa limite.
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Un petit objet sphérique vient titiller le logo antique et majestueux de la Warner Bros. Ce vulgaire cercle de fer-blanc, produit peu crédible d’un trucage cheap et cafouilleux, est le symbole de la pensée toujours vivante de celui que Tim Burton s’est choisi comme maître : Ed Wood. Mars attacks!, c’est d’abord la revanche post mortem et par disciple interposé du « plus mauvais cinéaste de tous les temps » sur ses ennemis. En bon fils, Burton a commencé par glorifier la vie et l’oeuvre de ce nul absolu avant de le venger de manière éclatante, en faisant payer (à tous les sens du terme !) les héritiers de ses tourmenteurs. Après la théorie de l’artiste maudit qu’était Ed Wood, voici la démonstration par l’exemple. Puisqu’ils n’ont pas pris Ed au sérieux, ses détracteurs vont devoir passer tous ses caprices à Tim. Seul l’argent peut laver l’outrage : Mars attacks! est un caprice à 80 millions de dollars. Mais si les ingrédients de base sont rigoureusement identiques à ceux des films de Wood (Martiens agressifs, imagerie miteuse et bloquée fifties, gadgets tendance Pif ), Burton allonge la sauce avec les trois épices qui manquaient tellement à son idole : le talent, l’argent et les stars. Et comme si tout cela ne suffisait pas à satisfaire ce garnement, Burton est aussi teigneux que ses petits hommes verts. Il veut en découdre. Les victimes de la plaisanterie seront ceux qui l’ont payée au prix fort. Il ne faut pas acheter d’armes aux enfants, ils risquent toujours de les retourner contre vous.
Mars attacks! est donc une parodie mais pas de ce qu’on croit. C’est que depuis Plan 9 from outer space, le « chef-d’oeuvre » d’Ed Wood, les créatures de l’espace ont connu des fortunes diverses à Hollywood. Jusqu’à ce qu’Independence Day ID4 pour les intimes vienne remettre les Martiens au (mauvais) goût du jour. Alors, plutôt que de pasticher à grands frais des productions bon marché qui contenaient déjà une grande part d’autodérision, exercice facile et sans grand intérêt (c’est bon pour les médiocres et les potaches, Tim Burton n’est pas un quelconque Mel Brooks), le film va s’attaquer à aussi fort que lui, se faire ID4 tout entier et ses adorateurs par la même occasion. Ceux-ci ne s’y sont pas trompés : ils ont boudé Mars attacks! échec commercial outre-Atlantique avant de tenter la session de rattrapage européenne et envoyé l’affreux jojo au piquet. Il est vrai que Burton y est allé de bon coeur. Même s’il affirme haut et fort qu’il n’a pas vu ID4 (sacré Tim, va !), son film en est un décalque point par point, maniant en virtuose la grotesque meringue militaro-patriotique d’Emmerich pour en faire un miroir tendu au spectateur un miroir qui lui pose une question simple mais désagréable : « Comment as-tu pu être assez con pour aimer cette daube et t’y ruer en masse ? » Si Burton attend toujours la réponse, il nous fait apprécier toute la saveur de la question.
D’autant plus qu’il ne se contente pas de massacrer un navet grandiloquent en en faisant du très bon cinéma de divertissement mais pousse l’investigation beaucoup plus loin. Si Hollywood a pu produire ID4, c’est que les studios et leurs clients habituels sont parvenus à effacer de leur mémoire le film qu’on croyait définitif à propos de la paranoïa atomique : Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Et s’ils ont pu bannir aussi aisément l’image ravageuse de Peter Sellers s’exclamant « Mein Führer, je marche ! », c’est que l’Amérique a gagné deux guerres coup sur coup après en avoir perdu une de trop. La première, celle qui était « froide », par épuisement d’un adversaire qui a longtemps fait illusion ; la seconde, inventée de toutes pièces et vite intitulée « Tempête du désert », par le maniement expert de l’image télévisuelle et la participation généreuse d’un méchant de rêve. Les « rouges » au tapis et Saddam Hussein grassement payé pour ses talents d’acteur de série B, le grand sacrifice consensuel avait besoin d’un nouvel opposant. Donc, retour des vilains Martiens, du vaillant Président et de la bombe exterminatrice. On pensait que ça ne pouvait plus marcher, on avait tort, c’est dans les vieux pots, etc. Consterné (il y a de quoi…) devant un tel retour en arrière, Burton propose sa version de la mixture anticonnerie qu’avait concoctée Kubrick. Mais alors que celui-ci est un grand conceptuel il utilisait les oripeaux de l’imagerie guerrière américaine pour mieux les englober dans une vision pessimiste plus large , Burton ne fait que détourner cette imagerie avant de la retourner à l’envoyeur. L’un est un prophète pour les temps de crise morale, l’autre est un farceur pour les irruptions cutanées de stupidité triomphante. Le nouvel antidote sera donc léger, plaisant à regarder et souvent franchement hilarant.
En s’emparant de tout le spectre des figures obligées du départ pour la guerre aux prémices d’une refondation meilleure en passant par l’illusion de la coexistence pacifique, les débats passionnés des « colombes » et des « faucons », le survol clippé des tragiques répercussions internationales et en sacrifiant à la convention de la narration éclatée entre une multitude de personnages types et de lieux représentatifs de la diversité yankee (Washington DC, Las Vegas, le Kansas et l’Arizona), Burton colle à sa proie jusqu’à l’absurde pour en démontrer l’ineptie fondamentale. Dans ID4, la réaction humaine à une invasion extraterrestre perfectionnée était d’un simplisme effarant : « Tous unis contre l’envahisseur et Dieu reconnaîtra les siens ! » A ce schéma unificateur débile Burton oppose une imagerie encore plus primaire, celle des Martiens à grosse tête et à la lippe menaçante, munis de pistolets désintégrateurs et de soucoupes naïves. Ainsi, le grand retour de la bêtise permet de revivifier un glossaire qu’on croyait périmé. Burton combat le mal par le mal, l’idéologie des années 50 par l’iconographie qu’elle a créée. Vous voulez des Martiens comme au bon vieux temps ? Les voilà, garantis d’origine, avec tous leurs amusants accessoires ! Pourtant, Burton a changé une donnée de base à ID4. De héros vindicatifs et avides d’ennemis de leur trempe, les humains sont devenus des tenants du « politiquement correct » médiatique, recherchant le dialogue constructif et les échanges culturels prometteurs plutôt que la confrontation meurtrière. Le Président et son staff cherchent à mettre la paix en spectacle. Pour leur malheur, ils ont oublié que les Martiens étaient d’habiles zappeurs, qu’ils n’ignorent rien des ficelles politicardes et qu’ils ont toujours une longueur d’avance sur les conseillers en communication. Spectateurs éberlués de leur retour inespéré sur le devant de la scène, ils ont tout assimilé des ruses terriennes, enfin presque tout… Et dans la vaste poubelle de mythes à trois sous où s’approvisionne Burton, l’objet le plus ringard est aussi le plus dangereux car le moins assimilable. Restait à orchestrer les gags, à rythmer l’aspect un peu trop systématique du projet (« Tout le monde va en prendre pour son grade ! ») par des trouvailles incessantes. Et là, Burton fait fort. On ne dévoilera rien sinon qu’après le passage des Martiens, les amateurs de La Mort aux trousses ne reconnaîtront plus leur cher mont Rushmore…
Mais si Mars attacks! est un beau délire qui ne cesse d’enfler, il souffre aussi des limites de son ascendance. Si Burton parvient à revivifier le fondement de son imaginaire enfantin en le substituant à son ersatz contemporain dévoyé et en le confrontant à une situation politique nouvelle, il est aussi la victime d’un curieux effet pervers. Fondé sur le principe du « toujours plus ! » de gags, de vitesse, de parodies multiples, d’inventions visuelles et de références farceuses , le film dépense plus d’énergie qu’il n’en crée. Dans ce vaste jeu de massacre où personne n’est épargné (y compris les courageuses minorités raciales et les pères de famille qui ont trouvé Allah), le film-jouet manque parfois de piles et laisse apercevoir ses limites intrinsèques. Et même si le programme est rempli de surprises réjouissantes, il reste un programme. Non pas que le film s’essouffle à court d’idées (il en a plutôt trop que pas assez…), mais c’est le spectateur qui finit par manquer d’air face à un torrent d’imagination mal contenu dans ses limites parodiques. A force de se payer la tête du calamiteux ID4, Mars attacks! en épouse une des tares majeures : la tentation de la surenchère. Malgré tout son talent et tous ses efforts, Burton bute sur l’hypertrophie propre à la parodie, sur le syndrome bien connu du « tout ça pour ça ? ». Il ne parvient pas à dépasser la contradiction interne à son projet : faire un film « à la Ed Wood » avec beaucoup d’argent, beaucoup de pouvoir donc, tout en conservant la liberté boiteuse de son modèle. Même dans la dérision au vitriol, Mars attacks! reste une mécanique trop bien huilée pour être totalement satisfaisante. Sa folie réelle mais toujours balisée semble fermement tenue en laisse. C’est connu, les vieux couples finissent toujours par se ressembler. Néanmoins, gageons que Mars attacks! vieillira mieux que son meilleur ennemi. Face aux outrages du temps, la blague iconoclaste résiste avec plus de bonheur que la parabole militariste. Malgré ses défauts, Mars attacks! procure du plaisir là où ID4 donnait de l’urticaire.
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