Depuis 2008, Gilles Tondini arpente les salles de garde des hôpitaux français pour shooter les fresques pornographiques qui en ornent les murs. Des images saisissantes, souvent choquantes, qui échappent peu au male gaze.
Certain·es ont une passion pour le foot. Pour d’autres, c’est le tricot, la cuisine ou le vélo. Gilles Tondini, lui, s’est pris de fascination pour les fresques, majoritairement pornographiques, qui décorent les salles de garde des hôpitaux français. Ah, vous n’étiez pas au courant ?
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Quasiment chaque salle de garde – ces pièces à vivre où se retrouvent les internes pour manger, échanger, se reposer – a sa fresque. La tradition, qui date du Moyen Âge, a longtemps été cachée au reste du monde en raison du caractère outrageusement sexuel des représentations. Gilles Tondini l’a révélée, publiant en 2010 L’Image obscène (Mark Batty Publisher), un recueil photographique de ces fameuses fresques X.
“La première que j’ai vue, c’était à la maternité Saint-Vincent-de-Paul. C’était apocalyptique en matière d’obscénités sexuelles. Je ne peux même pas rentrer dans les détails. Quelques années plus tard, je lis un article qui évoque la possibilité de faire disparaître ces salles de garde et leurs fresques pour des raisons économiques. Je me suis dit qu’il fallait protéger ce patrimoine, cette exception culturelle française.”
La pérennisation d’une ambiance hautement machiste
Tout le monde ne partage pas son amour des fresques (doux euphémisme). En 2015, Twitter découvre celle du CHU de Clermont-Ferrand représentant un viol collectif de Wonder Woman, assorti de bulles de bande dessinée impliquant la ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine. Le mur est bien vite repeint en blanc, et la tradition est perçue comme véhiculant des clichés sexistes, voire participant à la pérennisation d’une ambiance hautement machiste au sein des hôpitaux.
“J’y trouve une forme de curiosité. C’est une tradition qui a pour objectif de caricaturer le corps médical, les patrons, de se représenter soi-même dans des postures qui ne mettent pas forcément en valeur. C’est tellement loufoque”, avance avec prudence Côme Bureau, président du Plaisir des dieux, association qui finance en grande partie leur réalisation.
“Tout est sous domination masculine dans la société, donc la réappropriation est un enjeu important.” Soleil Ren, étudiant transgenre aux Beaux-Arts
À chaque semestre sa fresque, commandée par la nouvelle équipe d’internes, le plus souvent auprès d’ami·es peintres ou d’étudiant·es aux Beaux-Arts. Elle viendra recouvrir sa prédécesseure avec toujours le même objectif : représenter des personnes de l’équipe en place dans des orgies sexuelles.
“Ça va tellement loin, explique Gilles Tondini. On n’est plus dans la réalité. Il y a des verges qui font trois kilomètres de long, des seins comme des tonneaux. On est dans l’excès.” Pour lui, ce type de fresque est cathartique : “Ça permet de relativiser le corps. Or les internes sont des gamins de 25 ans confrontés d’un seul coup à la maladie, à la mort, au corps dans ce qu’il a de moins ragoûtant, au drame absolu.”
Exorciser Thanatos
Les fresques seraient le pendant visuel de la débauche des “tonus”, ces fameuses fêtes d’entrée et de sortie de l’internat au cours desquelles tout, ou presque, est permis, et qui ont, elles aussi, contribué à alimenter une image sexuellement dégradée voire répréhensible du monde hospitalier. “Il y a eu des strip-teaseuses, des tigres, des moutons dans certains tonus, et puis des gens à poil bien entendu. Ils ont le sens de la fête et de la démesure… quitte à risquer leur santé”, abonde Gilles Tondini. Une sorte de lâcher-prise paillard dédié au dieu Pan et à Éros, comme pour mieux exorciser Thanatos, dont le spectre rôde entre les murs.
Des sirènes lesbiennes en train de s’accoupler, une autre assise sur un trône de godes…
Dix ans après son premier ouvrage, Tondini planche sur sa suite : s’intéresser aux auteur·trices des fresques et à leurs motivations. Parmi eux·elles, Soleil Ren, étudiant transgenre aux Beaux-Arts, qui a accepté la sollicitation de ses ami·es internes afin de déjouer le male gaze dans la salle de garde de l’hôpital Bichat, à Paris. “Tout est sous domination masculine dans la société, donc la réappropriation est un enjeu important.”
Dans les tons rouges, sa fresque met en scène des femmes : des sirènes lesbiennes en train de s’accoupler, une autre assise sur un trône de godes, une quatrième à califourchon sur le visage d’un homme et une cinquième tenant un homme en laisse.
“C’est l’économe [responsable de la salle de garde] qui est le soumis de l’économinette [membre de l’équipe du responsable], décrypte-t-il. Je leur ai demandé à tous et toutes si ça leur allait. Étonnamment, oui. Ce ne sont pas des mâles cis coincés finalement ! Plutôt flex… Reste qu’en général, c’est très hétéronormé et que je n’ai pas envie de servir de caution féministe.”
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