Dans Hana-Bi, Takeshi Kitano montre des adultes au bout du rouleau qui se réfugient dans l’enfance et tentent un dernier feu d’artifice avant l’extinction définitive. Un film à la fois lyrique et abstrait, élégiaque et hilarant, violent et contemplatif, d’une pureté formelle impressionnante. Mais aussi une critique virulente de la société japonaise. Kids return, le […]
Dans Hana-Bi, Takeshi Kitano montre des adultes au bout du rouleau qui se réfugient dans l’enfance et tentent un dernier feu d’artifice avant l’extinction définitive. Un film à la fois lyrique et abstrait, élégiaque et hilarant, violent et contemplatif, d’une pureté formelle impressionnante. Mais aussi une critique virulente de la société japonaise.
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Kids return, le précédent film de Takeshi Kitano, présentait des adolescents perdus qui ne parvenaient pas à devenir des adultes présentables. Dans Hana-Bi, il sera question d’adultes épuisés qui cherchent à redevenir des enfants curieux. Dès sa première apparition, Nishi (Kitano) corrige rudement deux jeunes mécanos coupables d’avoir déjeuné sur le capot de sa voiture. C’est lui le caïd de la cour de récréation : on ne touche pas impunément à ses jouets. Mais le dur à cuire a du vague à l’âme. Il n’y croit plus s’il y a jamais cru. Un peu plus tard, on apprendra que sa fille unique est morte, que sa femme est à l’hôpital, en train de crever lentement d’un mal incurable, et qu’il se sent coupable de la perte d’un de ses jeunes inspecteurs lors d’une arrestation sanglante.
Si Kitano reprend son personnage de Violent cop ou de Sonatine, ce qui lui permet de faire l’économie des présentations, il nous le restitue à la fin de son processus de dégradation. Il ne parle déjà plus, il cessera bientôt de respirer, sans même s’en apercevoir. La mort est là. Faut-il faire l’effort de la chasser ou s’y abandonner avec soulagement ? Maintenant que le jeu des gendarmes et des voleurs est devenu une simple routine privée de sens, d’autant que personne n’est plus capable de les distinguer, maintenant que le chromo familial a été dévasté sans espoir de restauration et que même le corps n’est plus animé que par des gestes automatiques et des tics nerveux, que faut-il inventer pour retrouver quelques sensations ? Le flic ankylosé doit d’abord renaître pour sentir passer sa mort. Hana-Bi est l’histoire de cet effort final, l’ultime pavane du samouraï, sa dernière révolte.
Car sous ses allures de grand film paisible, derrière sa sérénité apparente, Hana-Bi dissimule un bouillonnement de colère. Comme ses devanciers des années 60 (Oshima, Imamura, Yoshida, pour ne citer que les plus grands), Kitano hait la société japonaise, ses rituels faussement compassés qui cachent une violence extrême, sa corruption généralisée mais soigneusement dissimulée par de beaux discours unanimistes et la brutalité policée de son idéal productiviste. Il la vomissait déjà en faisant le bouffon à la télévision. Devenu cinéaste, il lui réserve ses meilleurs coups en montrant le sort réservé aux malheureux qui ne peuvent plus assumer leur fonction sociale.
Gravement blessé lors d’une « planque » qui a mal tourné, Horibe le plus vieux partenaire de Nishi se retrouve cloué dans un fauteuil d’infirme. Aussitôt, sa femme et sa fille l’abandonnent à son triste sort. Rejeté hors du circuit, seul face à la mer qui monte, il fera une tentative de suicide avant de trouver dans la peinture un soulagement efficace mais forcément passager. Comme lui, la toute jeune veuve du flic descendu par des yakusas ne devra son salut qu’à l’intervention généreuse de Nishi qui tend à se substituer à un système qui méprise ses propres rebuts. Et en faisant sortir de l’hôpital sa femme mourante, Nishi lui fait accomplir le même mouvement libérateur : il l’extirpe d’une société odieuse pour la placer devant un monde comme neuf car jamais contemplé avec toute l’attention nécessaire. S’engage alors une lente course-poursuite entre le couple de fugitifs et les différents émissaires (truands d’abord, flics ensuite) d’un système qui ne peut tolérer qu’on veuille lui échapper. C’est dans ce goût retrouvé du combat que la mort certes inéluctable prendra tout son sens et tout son prix.
Au sein de ce système strictement cloisonné où les individus sont entièrement consommés avant d’être repoussés vers la décharge, Kitano-metteur en scène a offert à Kitano-acteur le plus beau rôle, celui de l’élément perturbateur, dont les métamorphoses sont symbolisées par les arrière-fonds picturaux sur lesquels son corps se détache. A la fois dragon aussi invincible que débonnaire (le tableau qu’on aperçoit derrière lui dans la grande scène du bar) et ange exterminateur autant que rigolard (celui que l’on voit à l’hôpital), son programme consiste en une subversion généralisée des apparences. Hanté par la faillite totale qu’a subie son environnement affectif, il réagit d’abord en changeant imperceptiblement les règles du jeu. Le plan où il fait mine de rendre leur balle à des joueurs de base-ball pour finalement l’envoyer loin de leur portée contient une valeur plus globale. Comme un garçonnet qui décide soudain de changer de déguisement et de repeindre ses petites voitures, Nishi revêt l’uniforme de la loi pour mieux la transgresser. Car si la société a appris à se protéger contre des agressions franches et répertoriées, elle ne peut rien contre celui qui l’attaque de biais, en s’emparant de jeux enfantins (« On dirait que j’attaque une banque. Bang ! »), considérés à tort comme parfaitement inoffensifs, invisibles par l’œil brouillardeux du moniteur de surveillance. En même temps que son ami Horibe, qui lui a décidé que les animaux auraient des têtes de fleurs, Nishi s’attelle à la seule tâche qui puisse à la fois le sauver du désespoir et lui permettre de protéger les siens : recréer le monde pour pouvoir enfin l’habiter, agir sur lui au lieu de se laisser flotter à sa surface, dans l’attente résignée du naufrage. Nishi/Kitano a décidé de faire de sa vie une œuvre d’art. Sa mort ne peut être que son chef-d’œuvre.
Mais pour que cette préhension puisse s’effectuer, le monde de Kitano est fatalement clos sur lui-même, c’est une île autour de laquelle le bleu du ciel et celui de la mer se confondent. C’est un espace limité où on ne cesse de revenir sur ses pas et de marcher dans des traces déjà inscrites. C’est un monde privé de figurants, où la moindre silhouette devient un personnage à part entière, où un plan suffit à nous donner une syllabe du rébus. Autant que sur son propre personnage de taiseux ludique, l’évidente part burlesque du cinéma de Kitano est fondée sur cette stricte délimitation des frontières, à l’intérieur desquelles les personnages ne cessent de se répondre sans forcément se rencontrer. S’ils sont peu nombreux, chacun est une pièce du puzzle. Comme dans un des tableaux d’Horibe, chacun est un point indispensable à l’émergence de la figure générale. Et le gag survient quand un de ces points répète, annule ou renforce l’action d’un de ses prédécesseurs. C’est ainsi que Nishi se dépêche de faire sonner la cloche du temple après qu’un père respectueux des usages en a signifié devant lui l’absolue impossibilité à son petit garçon. L’accomplissement de ce sacrilège devenant une borne milliaire sur le chemin de l’appropriation de l’univers tout entier.
Ce qui rend Hana-Bi si fascinant, c’est que l’ampleur de la vision se nourrit constamment de ces détails faussement gratuits, de ces gags perpétrés par des enfants qui partagent le même terrain de jeux, chacun le pliant à ses caprices du moment. Avec Hana-Bi, Kitano apporte la touche finale à sa conception proprement révolutionnaire du comique indirect. Chaque gag résonne comme un écho différé et frappe comme un ricochet, à la fois comme une libération qui permet de lâcher un peu de pression et comme un signe avant-coureur du déchaînement qui menace.
Pour combattre la déchéance physique et l’approche de la mort, l’épouse de Nishi choisit le silence buté des tout petits enfants. Son mari devient alors son grand frère, celui qui la protège contre les méchants qui osent se moquer de ses rituels secrets, celui qui fait le pitre pour lui arracher un rire. Le temps d’un plan sublime et fugace, Miyuki regarde instinctivement le ciel quand éclatent les balles confisquées aux yakusas, à la recherche des feux d’artifice que lui concocte son mari : voilà, les codes ont changé, les significations aussi. Tels de vieux amants devenus jumeaux, comme s’ils étaient le premier couple du monde et aussi le dernier, Nishi et Miyuki optent pour la régression et l’autarcie. Et c’est en retombant en enfance qu’ils rejoignent la tendre opacité de mère Nature, jusqu’à s’y fondre.
D’abord agité de temporalités chaotiques et indiscernables (Kitano fait les plus beaux flash-backs et flash-forwards du monde, les plus fous et les plus ténus), le film suit le mouvement de ses personnages et s’affranchit du temps compté. Loin de la grande ville maudite, le couple s’appartient enfin. Il peut alors se laisser bercer par le rythme de l’élégie et glisser dans la rumeur de l’univers. Après s’être débarrassé des derniers yakusas lancés à ses trousses, Nishi semble flotter sur la neige. Il échappe aux lois de la pesanteur.
Mais si Kitano prête ses traits ravinés à ce premier double de lui-même, il s’en est réservé un second, tout aussi crucial puisque notre cinéaste montre ici son propre travail pictural. C’est Horibe qui amorce le mouvement et commence par soumettre les choses à sa vision. Pendant que Nishi et sa femme s’échappent, lui va les suivre de loin, les accompagner par sa peinture, d’abord pointilliste (méthode qui retentit comme un aveu artistique) puis composée d’idéogrammes (qui signifient « neige », « lumière », comme si les thèmes contenaient leur propre forme), et amener le commentaire indispensable à leur action émancipatrice, l’immédiate transformation plastique de leur démarche vitale. C’est à travers ce dispositif en miroir que Kitano se dévoile le plus et poursuit son autobiographie d’artiste. A la fois Nishi et Horibe, à la fois devant et derrière la caméra, sans cesse écartelé entre son désir de peser sur la société de son pays et son besoin de contemplation solitaire et mélancolique, à la fois Beat Takeshi le bouffon et Takeshi Kitano le cinéaste de génie, il trouve ici la voie étroite qui lui permet de concilier les contraires, de féconder sa schizophrénie structurelle et d’inventer le lyrisme grinçant. Que cette geste artistique à double face soit récompensée par le « merci » magnifiquement dérisoire de la femme (le seul mot qu’elle prononcera) ou s’achève sur la tentation intacte de l’anéantissement (« Je ne sais plus quoi peindre », dit Horibe, avant de jeter sur la toile l’idéogramme rouge sang qui signifie « suicide »), la production artistique survivra à l’échec humain. Avec Hana-Bi, Kitano a amené la beauté à l’extrême bord du gouffre.
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Hana-Bi de Takeshi Kitano, avec lui-même, Kayoko Kishimoto, Ren Osugi.
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