Les profils de – très – jeunes dominatrices pullulent sur Twitter ou TikTok. Certaines se lancent en espérant récolter quelques dizaines d’euros contre l’envoi de tweets insultants. D’autres deviennent des profesisonnelles et en font leur principale source de revenus. Enquête.
Sur son compte Twitter, Lilith a épinglé un tweet avec la photo d’un homme dont le sexe est comprimé dans une cage de chasteté. “Qu’est-ce que j’aime te sentir frustré, ton plaisir entre mes mains”, écrit-elle en guise de commentaire. Sur une autre image, un homme cagoulé se prosterne à ses pieds, une liasse de billets entre les dents.
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En chemin pour notre rendez-vous, je m’attends à rencontrer une femme autoritaire, tout de noir vêtue. Mais Lilith, 20 ans, est habillée en blanc, porte des lunettes en forme de cœurs et a les cheveux roses. Elle me fait penser à Saoirse Ronan dans le film Lady Bird de Greta Gerwig.
À la terrasse d’un café, la jeune femme m’explique que sa sexualité a toujours été marquée par un imaginaire BDSM (bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme). Quand elle a 18 ans, un inconnu la contacte sur Instagram et lui propose de lui offrir des cadeaux, adoptant en même temps une attitude soumise.
Intriguée, elle fait des recherches à ce sujet et découvre que le BDSM s’exerce aussi en dehors de la sexualité privée, de manière professionnelle. Et que des hommes soumis prennent plaisir à payer des femmes pour se faire humilier et malmener.
Un véritable métier
Lilith se crée un compte Twitter de dominatrice et commence à poster quelques insultes destinées à attirer leur attention. “Au-delà de l’argent, j’avais un intérêt pour cet univers, je sentais que c’était en moi”, explique-t-elle. Un jour, un homme de 50 ans lui envoie un message privé et lui explique qu’il se sait soumis, mais qu’il n’a encore jamais franchi le pas avec qui que ce soit.
Lilith lui donne rendez-vous dans l’immeuble d’un ami pour vivre cette première expérience commune. “Au moment où je l’ai vu, mon stress a disparu, comme si j’étais dans mon élément. Je me suis mise à me tenir droite, je l’ai emmené dans la cave et je l’ai promené avec sa ceinture en guise de laisse. J’ai ressenti une excitation cérébrale intense et j’ai compris que j’adorais ça. Le fait qu’un mec soit à mes pieds m’a beaucoup plu, je n’avais pas l’habitude. Avec lui, j’étais comme une déesse”, raconte-t-elle.
Lilith vient d’une famille pauvre et vit encore chez ses parents, mais elle précise que ce n’est pas le besoin d’argent qui la pousse à continuer. Au fil du temps, elle parvient à obtenir d’autres rendez-vous, développe une clientèle et commence à toucher des sommes importantes. Elle sent que cette expérience lui donne de l’assurance. En 2020, cette phobique scolaire rate son bac et se pose beaucoup de questions sur la possibilité de se lancer à “temps plein”. “Est-ce que ça va m’empêcher de trouver un autre métier plus tard ?”, se demande-t-elle.
La jeune domina décide de déclarer ses revenus et continue pendant le confinement à pratiquer virtuellement. Contre de l’argent versé via une application de paiement en ligne, elle envoie des vidéos personnalisées d’humiliation verbale ou de food crushing – pratique qui consiste à écraser des aliments avec ses pieds – à ses soumis, qui s’imaginent être piétinés par elle.
À d’autres, elle fait porter les fameuses cages de chasteté pour les frustrer. Entre l’alimentation de ses comptes sur les réseaux sociaux, les rendez-vous et la production de vidéos, elle réalise que la domination professionnelle est un métier demandant de l’organisation, du temps et des connaissances.
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“Ce n’est pas anodin, j’ai toujours eu conscience des risques et je me suis aussi posé des questions sur la sécurité de mes pratiques avec mes soumis. Je ne veux rien faire sans l’avoir déjà testé avant dans ma vie privée. D’ailleurs, je n’accepte que les profils et les pratiques qui me plaisent. Parfois je me dis : ‘J’ai 20 ans et je fais ça.’ Je me demande si je suis normale. Mais j’ai l’impression d’avoir trouvé ma place et je me sens forte”, revendique-t-elle.
Certaines de ses copines se sont aussi essayées à la domination sur internet pour gagner un peu d’argent. Lilith dit même reconnaître d’anciennes camarades de collège ou de lycée dans certains profils sur les réseaux sociaux.
Maîtresses et esclaves
L’apparente accessibilité de ces pratiques, qui n’impliquent en théorie pas de contacts sexuels, semble avoir attiré de nombreuses jeunes femmes, étudiantes, parfois travailleuses précaires, sur ce créneau. En particulier celui de la findom (domination financière), un phénomène apparu aux États-Unis avec des dominatrices réclamant de l’argent sur internet à des money slaves, également appelés pay pigs (cochons payeurs), excités à l’idée de se faire dépouiller par elles.
Et ce, sans contrepartie ou bien seulement en échange de vidéos, audios ou textos rabaissants. “Avec quelque 12 000 clips sur le net, elles sont aujourd’hui plus nombreuses que leurs clients potentiels”, écrit la dominatrice et écrivaine Gala Fur dans son Dictionnaire du BDSM (La Musardine, 2016), ajoutant plus loin que “la toile a largement contribué à la visibilité de certaines pratiques et à leur relative banalisation”.
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Depuis la parution de ce livre, le nombre de comptes et de vidéos dédiés à cet univers a explosé. Il suffit de taper quelques mots-clés sur Twitter ou TikTok pour s’en rendre compte. On y trouve de très nombreux profils de “déesses”, “findommes” et “moneymiss” demandant des “offrandes” aux soumis avec des phrases de présentation telles que : “Venez raquer, bande de chiennes, 10 euros minimum pour venir en DM [message privé].”
La domination peut se poursuivre dans des rencontres IRL sous d’autres formes. Alexandra, dominatrice nantaise de 21 ans, m’explique avoir déjà fait un cashmeet. Il s’agit d’une rencontre qui consiste dans la remise d’une somme d’argent par le soumis contre une séance d’humiliation dans un lieu public. “On s’est retrouvés dans un parc et on est allés dans des toilettes. Il s’est mis à genoux, je l’ai giflé, je lui ai craché dessus et je suis repartie”, m’explique-t-elle.
“J’ai appris qu’on pouvait se faire un peu de sous avec la domination et c’est parti de là”
Avant d’en arriver là, Alexandra a découvert dans un premier temps le fétichisme des pieds par une amie. Elle s’est alors mise à vendre des photos des siens à des fétichistes, ainsi que des chaussettes et des sous-vêtements portés. En 2020, en pleine pandémie de Covid-19, elle ne parvient pas à trouver de travail en plus de ses études en langues étrangères appliquées.
“J’ai appris qu’on pouvait se faire un peu de sous avec la domination et c’est parti de là”, se souvient-elle. Poussée par sa curiosité pour le BDSM et par ses lectures féministes qui déconstruisent la sexualité hétéronormée, elle décide de rencontrer des soumis et d’explorer d’autres pratiques.
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“Ça a commencé par la vénération des pieds, des chaussures, avec des soumis qui me nettoient les bottes et qui m’embrassent les pieds. Puis je suis allée vers le ballbusting [des coups réguliers et violents sur les testicules]. Quand je suis chez des ami·es et qu’on a la flemme de faire les tâches domestiques, j’appelle un soumis pour le ménage et je leur en fais profiter. J’aime cette sensation de supériorité et de reprise d’un pouvoir qu’on n’a pas dans la vie de tous les jours en tant que femme. Ça donne une confiance en soi assez satisfaisante.”
Bad Sexy Girl pratique quant à elle la domination dans le cadre de son travail de camgirl depuis ses 24 ans, après avoir découvert le BDSM dans sa vie privée. Par écrans interposés, elle propose des sessions de domination à distance. Elle détaille la grande diversité des kinks (pratiques sexuelles non conventionnelles) rencontrées pendant plusieurs années d’exercice. Côté domination psychologique, elle liste les insultes, le SPH (small penis humiliation, le dénigrement de la taille du sexe), le cuckold (faire imaginer à l’homme qu’il est cocu), ou encore la frustration, avec l’interdiction faite au soumis de se branler ou de jouir.
La subversion est aussi politique
Pour la domination physique, “l’anal, l’uro, les pinces, la cire, les coups de fouet ou de martinet, le CEI [cum eating instructions, le fait de faire manger son sperme à son client], etc.” Elle aussi s’est déjà posé la question de la portée symbolique de son travail, en ce qu’il inverse certains rapports de pouvoir. “Ça reste des jeux sexuels avant tout. Mais il y a un sens politique dans l’idée que chacun peut assumer sa sexualité et ses envies dans ce cadre”, ajoute-t-elle.
Le politique se niche aussi dans certaines pratiques de retournement des schémas sexuels dominants. À 25 ans, Mona Succube, ancienne vendeuse dans un love store et habituée de la communauté BDSM parisienne, est dominatrice à temps plein. Comme Bad Sexy Girl, elle explique que la plupart de ses clients la contactent pour lui demander du pegging (être pénétré par une femme avec un gode-ceinture), un désir qu’ils n’osent pas assouvir dans leur vie personnelle.
Quand elle les reçoit chez elle, Mona tend un drap noir par terre et revêt ses tenues de latex ou de vinyle. Elle joue sur son âge en les apostrophant : “Tu viens voir une jeune dominatrice ? Eh bah, elle va bien te baiser !” Sur la question de la politisation du BDSM, elle explique : “Je suis féministe et je peux dire qu’il y a un petit plaisir à leur retirer de l’argent pour rééquilibrer les choses, quand on sait qu’ils gagnent plus.”
Les dominatrices interrogées soulignent que la domination professionnelle n’est pas dénuée de difficultés
En poursuivant mes recherches, je discute sur Twitter avec Déesse Assia, qui me décrit comment elle envisage cette activité : “Je fais du réel comme du virtuel. L’homme en question doit prouver son sérieux, répondre à tous mes plaisirs. S’il y parvient, il a la chance de me rencontrer. Il réagira alors à chacun de mes ordres. Les sessions se basent souvent sur des insultes, des mots crus, des gifles, des coups de pied dans les parties intimes. On peut aussi passer des soirées à regarder la télé sauf que, au lieu d’être un couple, il y a la princesse et son larbin.”
Pour autant, les dominatrices interrogées soulignent que la domination professionnelle n’est pas dénuée de difficultés. Par exemple, Alexandra, la jeune Nantaise, ne supporte pas la fétichisation par les clients des femmes racisées. “C’est un aspect qui me dérange parce que je suis noire et que je reçois souvent des messages de personnes qui recherchent spécifiquement une dominatrice noire. Je refuse ce fétichisme basé sur la couleur de peau.”
Emma Luxee, dominatrice asio-américaine de 22 ans, est elle aussi exaspérée par cette exotisation. “C’est pénible mais, au moins, je peux me faire payer pour ça, alors que si on me fétichise en soirée, je n’ai rien en retour”, dit-elle. “Pour eux, vénérer une femme plus jeune est source d’excitation. C’est aussi une façon d’échapper à la masculinité toxique en explorant leur côté soumis sans être jugés”, analyse-t-elle encore.
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Lors de notre discussion par Skype, Emma pointe toutefois les risques de son activité. L’une de ses connaissances a été la cible de chantage : un internaute ayant trouvé son identité a menacé de la “outer” auprès de ses parents. D’autres femmes ont découvert certaines de leurs vidéos, payantes, en libre accès sur des sites pornographiques. Enfin, parmi les clients se trouvent des “fantasmeurs”, des internautes qui aiment faire perdre leur temps aux travailleur·euses du sexe en les contactant sans débourser un centime. D’autres sont des prédateurs sexuels et des pédocriminels.
Une activité effectuée en parallèle de ses études d’infirmière
“L’un d’eux m’a demandé si j’avais de jeunes nièces pour que je lui envoie des photos d’elles. J’ai pris des captures d’écran et je l’ai exposé publiquement pour que son compte soit fermé”, explique-t-elle. Emma tient à ajouter qu’il ne s’agit pas d’argent facile, contrairement aux idées reçues. Sa propre activité de domina, qu’elle effectue en parallèle de ses études d’infirmière, ne lui permet pas de payer ses factures.
Certaines expérimentations d’apprenties dominatrices peuvent même se transformer en mauvaises expériences. Johanna, une jeune Parisienne, me raconte avoir entendu parler de domination et s’être imaginé la pratiquer avec une amie “pour rigoler”. Elle a alors 15 ans.
Deux semaines plus tard, un soumis contacte son amie sur Instagram et dit chercher une maîtresse pour se faire dominer. “On n’a même pas eu besoin de chercher un client, il est venu à nous, raconte-t-elle. On a commencé par des insultes et des humiliations au téléphone. En échange, il nous payait des commandes de nourriture et des Uber.”
“Ça m’a d’abord fait rire, puis je me suis dit qu’il fallait couper les ponts, parce que je le trouvais malsain.” Johanna, 15 ans
Un soir, le soumis demande à les rencontrer. Elles le reçoivent dans la cage d’escalier de l’immeuble d’un pote. L’homme est grand et imposant, c’est un ancien militaire. Johanna cache sa gêne, le fait mettre à genoux et lui crache dessus.
“Ça m’a d’abord fait rire, puis je me suis dit qu’il fallait couper les ponts, parce que je le trouvais malsain. Je n’avais pas du tout envie de recommencer. Il a insisté pour me revoir et il m’a harcelée pendant un mois en m’appelant avec des numéros masqués”, m’explique celle qui a désormais 18 ans. “C’est une expérience que je voulais vivre, mais avec le recul, je trouve ça un peu inquiétant qu’on ait pu le faire avec autant de facilité”, conclut-elle.
Une activité ralentie depuis la naissance de sa fille
Des dominatrices professionnelles, qui ont démarré leur exercice à 20 ans et en ont aujourd’hui 30, ont quant à elles pu observer les évolutions de la communauté en ligne. Cassy Dee a commencé son activité il y a dix ans sur Facebook, où elle se faisait offrir des chèques-cadeaux par ses soumis.
Puis elle en a rencontré certains devant des distributeurs pour leur faire retirer de l’argent en échange d’un crachat, et elle est allée jusqu’à louer des appartements pour y mener des sessions de domination physique. Elle trouve que Twitter et la “démocratisation” du BDSM ont quelque peu galvaudé ces pratiques. “Avoir un caractère dominant n’est pas donné à tout le monde et, pour durer, cela demande des efforts”, assure-t-elle.
“Je fais des ignore cams. Je mets la caméra au niveau de mes pieds et je les ignore.” Cassy Dee
Depuis qu’elle a donné naissance à sa fille, elle-même a dû ralentir son activité, car elle a moins de temps et d’énergie à y consacrer. Pendant les confinements, elle s’est rabattue sur la domination en vidéo. “Je fais des sessions sur Snapchat, je leur donne des ordres, je leur dis d’aller lécher la cuvette des toilettes, détaille-t-elle. Ou alors je fais des ignore cams. Je mets la caméra au niveau de mes pieds et je les ignore.”
Cassy Dee ne pense pas être dominatrice toute sa vie, mais elle souhaite continuer encore un peu tant qu’elle s’y sent bien. “La domination reste ma passion, dit-elle. Elle m’a donné un sentiment de puissance.”
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