Depuis un an, la pratique active du chemsex a explosé chez les jeunes gays. Associant applis de rencontre, pratiques sexuelles intensives et drogues de synthèse, le chemsex est aujourd’hui, pour le pire, la cause d’addictions et de décès.
Il y a trois ans, nous vous décrivions ici, dans les pages du numéro sexe, comment des filles et des garçons, homos, bis ou hétéros, venu·es s’installer à Berlin, y avaient réinventé leur vie sexuelle. Comment, sur fond de culture techno et de gender fluidity, il·elles avaient appris à aimer leur corps et connaître leurs désirs. C’était le monde d’avant, une époque où les gens échangeaient traces et fluides dans les toilettes des clubs.
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On y dansait, sans distanciation sociale, et plus si affinités, pendant des week-ends entiers. Les gens y communiaient joyeusement comme dans une grande fête païenne. Mais ce portrait presque idyllique d’une ville qui permettait, mieux qu’une psychanalyse, d’accepter à la fois son corps et sa sexualité avait son revers. Il dissimulait une face plus sombre qui a fini par occuper toute la place lors de la crise sanitaire.
Ceux·celles qui vivent seul·es se sont pris de plein fouet un confinement davantage pensé pour des familles, de préférence avec maison de campagne. À Berlin, comme dans toutes les grandes métropoles, la pandémie a eu des effets désastreux pour les jeunes gays.
Connue pour son libéralisme en matière de sexualité et de consommation de stupéfiants, la ville, privée de ses bars et de ses clubs, donc de sa nuit, qui était son plus bel atout, et de son incroyable réseau de sociabilisation, n’a laissé à certain·es, pour seul dénominateur commun, que le cul et les drogues. Certain·es n’auraient jamais voulu redescendre. Mais il a bien fallu. Abruptement. Et ce qui hier ressemblait à des libertés fraîchement acquises s’est transformé en emprisonnement. Une fausse prison dorée, comme dans un mauvais porno gay, avec cellule et sexe à gogo.
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La pandémie a offert un boulevard au chemsex, dernier divertissement possible (quoique aussi interdit que les autres) de week-ends qui allaient devenir des semaines. Contraction de chemical et de sex, le chemsex, qui désigne une relation sexuelle entre deux ou plusieurs hommes impliquant la prise de drogues, s’est invité en janvier dans l’actualité, avec la dernière rentrée littéraire française.
Dans Chems de Johann Zarca (Grasset), roman écrit à la première personne façon gonzo, on suit un hétéro s’invitant dans le zoo gay, qui découvre les partouzes sous drogues. Et dans le pavé de 2 300 pages d’Arthur Dreyfus, Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, publié chez P.O.L, le chemsex apparaît par bribes. Un gay d’aujourd’hui ne peut en effet avoir échappé au phénomène du chemsex. Il est partout, c’est-à-dire surtout là où les gays peuvent encore se rencontrer – les applis de drague géolocalisées, de type Grindr –, mais avait déjà envahi de façon pandémique la communauté gay des grandes villes avant la crise sanitaire, de Londres à New York, de San Francisco à Barcelone.
D’une ville à une autre, les drogues utilisées diffèrent, même si le G (pour GBL ou GHB) ou les cathinones semblent faire l’unanimité. La première est au départ un solvant industriel utilisé pour nettoyer les jantes de voiture et les tags ; les secondes regroupent une série de poudres comme la 3-MMC ou la méphédrone. Toutes peuvent s’acheter en ligne et ont un effet stimulant et désinhibiteur qui sied à une situation où il s’agit de se mettre à poil en arrivant chez son hôte.
Si le chemsex fait depuis longtemps partie du paysage de la vie gay, surtout dans un environnement festif comme à Berlin, il a, au fil des confinements successifs, gagné du terrain, jusqu’à occuper presque tout l’espace. Les addictologues et les centres de prévention sont débordés. Quand ils ne comptent pas les suicides, les overdoses, les internements en hôpital psychiatrique, ils ont affaire à des cas extrêmes.
L’utilisation de crystal meth ou la pratique du slam (l’injection des drogues en intraveineuse, comme au bon vieux temps de l’héroïne) ont rendu la situation de certains plus critique encore. Des garçons, qui se sont retrouvés au chômage technique, peuvent enchaîner sans dormir les trois-huit dans des orgies sexuelles, d’un appartement à un autre, de profil Grindr en profil Grindr – l’ubérisation du sexe, l’amour dans un rayon d’un kilomètre en taxi.
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Depuis plusieurs années, de nombreuses études de spécialistes 1 pointent l’augmentation de ces pratiques, les reliant au néolibéralisme exacerbé des grandes villes et au culte de la performance qu’elles entretiennent. Berlin était-elle hors jeu du fait de sa réputation de ville de gauche radicale ou parce que tout se passait dans ses clubs ?
“Beaucoup de gays ont une relation ambivalente à l’autorité, note Erik Palm, psychologue à Berlin. Certains sont même encore du côté de l’illégalité dans leur pays d’origine où l’homosexualité est criminalisée. Il est plus simple pour les homosexuels – historiquement rejetés par la société –, surtout dans un pays comme l’Allemagne où les gens respectent les règles, d’avoir un comportement antisocial. Ces orgies sont comme un retour aux origines, avant que n’apparaissent les lieux de visibilité, quand l’homosexualité était confinée derrière des portes fermées, dans des lieux clos, échappant au regard de la société. C’est une sorte de lockstalgia [lockdown, en anglais, veut dire confinement].”
Dans les bras de Tina
À l’arrivée du printemps, alors que Berlin se déconfine lentement, on retourne là où notre enquête nous a déjà mené il y a trois ans, au parc de Hasenheide dans le quartier berlinois de Neukölln, où se retrouvent, par beau temps, tous ceux qui composaient peu ou prou la population du club Berghain. “Au fond, ces partouzes, c’est toujours la même chose”, nous confesse Benjamin*, en visite dans la ville pour quelques jours et qui, à force de sillonner le monde, en connaît un rayon sur la question.
“Avant de venir, le mec qui t’invite dit qu’ils sont trois et, quand tu arrives, ils sont douze. Après un bref moment où tout le monde est high et où l’appartement ressemble à un film porno, tous les mecs se retrouvent chacun sur leur portable à la recherche de nouveaux mecs ou d’un dealos. Il en faut toujours plus. Plus de bites, plus de drogues.”
À vouloir toujours aller plus haut, toujours plus loin, il devient pour certains difficile de redescendre. La scène festive de Berlin s’est scindée : d’un côté, ceux qui, voyant le danger arriver, ont préféré s’isoler, et de l’autre, ceux qui en ont fait leur activité à temps plein, avec une normalisation progressive de pratiques extrêmes comme le slam et la consommation de drogues qui jusque-là étaient circonscrites à un petit milieu, tel le crystal meth, appelé par ses utilisateurs – par euphémisme et comme pour en minimiser la gravité – du doux surnom de Tina.
Ces derniers forment une sorte de société secrète, avec ses règles et sa liturgie propres. Sous forme de cristaux, Tina se fume généralement à l’aide d’une pipe en verre, que l’on peut acheter – et cela donne une idée de l’ampleur de la consommation – dans beaucoup de petites épiceries berlinoises, avec un briquet-chalumeau idoine. Elle peut aussi se sniffer, s’ingérer ou, du côté de ceux passés à l’étape supérieure, être injectée dans le sang avec une seringue.
Décuplant l’excitation sexuelle, le crystal meth fait oublier tout sentiment de faim ou de fatigue, et peut conduire à ne pas dormir pendant plusieurs jours, provoquant des épisodes paranoïaques qui souvent alertent l’entourage. C’est la plupart du temps grâce à un tiers que les victimes se font hospitaliser en cure de désintox.
Installé dans le coin nudiste et queer du parc, Aykan, un trentenaire ingénieur arrivé d’Istanbul il y a cinq ans, nous précise :
“Avec le confinement, on a vu la Tina se normaliser de plus en plus. Avant, c’était la drogue des pédés de Schöneberg [le quartier gay historique, dans l’ancien Berlin-Ouest], majoritairement plus âgés et séropositifs, habitués aux pratiques extrêmes, comme le fist-fucking. Puis, progressivement, alors que ses consommateurs, qui se reconnaissent entre eux, se cachaient dans les toilettes pour fumer, il est devenu de plus en plus admis que c’était une drogue comme les autres. Toute utilisation de drogue implique des risques, il faut en être conscient, mais je fais une différence entre un joint, un ecsta, une trace de coke, un verre de G et de la meth. Et je ne parle même pas du slam ! Forcément, après, tout te paraît fade.”
C’est ce qui est arrivé à Martin, un Français de 26 ans installé à Berlin depuis quatre ans. Ayant grandi dans un milieu rural et conservateur, Martin a mis longtemps à assumer son homosexualité. “J’ai toujours eu besoin d’être dans un état second pour avoir des rapports sexuels. À ma première fois, j’avais bu de l’alcool.”
Alors que plusieurs enquêtes soulignent que les personnes gays sont plus susceptibles de combiner sexe et drogues dures, certains personnels de santé pointent l’existence possible d’un lien entre addiction au chemsex et homosexualité parfois mal assumée, voire intériorisée.
“J’ai commencé le chemsex quand je suis arrivé à Paris pour mes études, poursuit Martin. Je voyais un mec qui était accro à la coke et du coup j’en prenais avec lui pour baiser. Puis, après, j’ai déménagé aux Pays-Bas et j’ai découvert la drogue dans un contexte festif. J’ai pris du crystal la première fois quand je suis arrivé à Berlin, en sniffant une trace seulement. Le mec m’avait dit : ‘Moi je ne suis pas du tout accro, faut faire attention, mais essaie, c’est fun.’ Évidemment, quand je suis rentré chez moi, je n’arrivais pas à dormir. J’ai passé ma nuit sur les applis à chercher des plans cul. Et déjà j’ai eu mes premières hallucinations. En allant au boulot le lundi, je me suis dit que jamais je n’en reprendrais. Je n’y ai pas touché pendant six mois. Et puis un soir, j’ai trouvé un plan sur une appli. Le mec m’a donné ses conditions : seulement avec Tina et seulement avec injection. Je savais que je faisais un truc transgressif, mais j’avais un comportement un peu suicidaire à l’époque. Une fois sur place, le mec n’était pas capable de me faire l’injection ni de me montrer, du coup j’ai improvisé tout seul.”
On frémit quand on sait que la moindre bulle d’air injectée dans le sang provoque la mort par embolie pulmonaire, ce qui n’a rien d’exceptionnel chez les slameurs. “À chaque fois que tu slames, tu montes d’un niveau, souligne Martin. J’ai un ami qui a commencé le crystal à Londres, il était dans la scène clubbing. Quand les gens passent au crystal, ils ne veulent plus reprendre d’autres trucs, parce que ça fait moins d’effet, et ils se ferment la porte des clubs pour en consommer entre eux.”
Soirée entre amis
Pour Martin, comme pour tous ceux qui ont mis le doigt dans l’engrenage et avaient des prédispositions addictives, le deuxième confinement, à l’automne 2020, fut le plus catastrophique. Dans le milieu associatif, on avait remarqué une baisse de la consommation lors du premier confinement. “Soit ça les faisait commencer, soit ça les faisait arrêter. Puis ça a de nouveau explosé pendant l’été et le déconfinement, nous confie un spécialiste issu du milieu associatif, chargé de la prévention du chemsex. Le G est désormais devenu plus commun que l’herbe.”
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Le G, que l’on appelait dans les années 1990 la drogue du viol, s’est démocratisé dans le milieu gay et provoque des dégâts plus visibles que ceux dus au crystal meth. Les établissements comme le Berghain lui ont fait la guerre, bannissant ses consommateurs. La prise se faisant au millilitre près, un surdosage, intentionnel ou accidentel, est très vite arrivé. La frontière entre le fun et le glauque n’a jamais été aussi fréquemment franchie qu’avec cette drogue, au centre d’histoires funestes de consommateurs retrouvés morts chez eux. “Il y a des gens qui s’en sortent pas mal, nuance notre interlocuteur. Ils arrivent à se constituer leur petite bande de potes, ils baisent entre eux et passent un bon moment.”
C’est le cas de Patrick et Mark, un couple bien installé qui organise tous les week-ends, dans son joli appartement bourgeois de Friedrichshain, des soirées privées auxquelles ils convient leur petit groupe d’amis proches. C’est chez eux que l’on s’invite pour les dernières heures du jour. “Tout le monde a déjà eu le Covid deux fois”, nous déclare-t-on pour nous rassurer.
Ça ressemble à un after du monde d’avant, certains sont high, mais personne dans un état critique, ça flirte ici ou là. Ça baise dans une chambre, mais rien de sordide, rien qui ressemble à certaines orgies au rendement industriel. Les participants essaient surtout de conjurer la morosité ambiante et ont l’air de plutôt bien y arriver. Patrick et Mark ont trouvé une alternative aux partouzes en ouvrant leur appartement à un petit nombre, gardant ainsi une saveur de fête en ce fade temps de Covid, quand tout le monde a perdu l’odorat…
Les participants ont signé pour la soirée. Personne ne s’égare sur l’une des nombreuses applis de drague, à la recherche d’un “chill”, terme qui, loin de sa signification initiale, a fini par remplacer sur les réseaux celui de chemsex. Quand un mec vous répond qu’il “chille” chez lui, il faut souvent comprendre non pas qu’il fume un joint tranquille, mais qu’il est en train de baiser avec plusieurs mecs sous substances. Chill, c’est d’ailleurs le nom d’une des nombreuses applis qui ont explosé lors du confinement.
Elle vous dit où sont les partouzes les plus proches, qui s’y trouve et si les gens prennent des drogues. L’autre appli phare du chemsex à Berlin en temps de Covid : Buddy, qui permet, contrairement aux autres, de rendre visible directement sur son profil du contenu pornographique. Sur celle-ci, les mecs ne perdent pas de temps. Ils ne sont pas là pour trouver l’amour ou une coloc, ils cherchent un “plan chems”, et si leur nom de profil se termine par un point, tout laisse à penser qu’ils aiment se piquer. “C’est vraiment l’appli du chemsex, t’es sûr de te retrouver avec d’autres mecs défoncés, alors que sur Grindr, faut montrer patte blanche.”
Réseaux d’entraide
En mars dernier, l’incendie d’un datacenter à Strasbourg a contraint Buddy à rester inactive pendant plusieurs semaines, créant la panique chez ceux qui avaient trouvé à se faire livrer un mec plus vite qu’une commande via Amazon Prime. Giulio, la vingtaine, qu’on rencontre dans la cuisine, est bi et utilise plutôt Feeld, ouverte à un public plus large. Désormais, tout se trouve à moins d’un clic. Il habite une coloc à l’étage supérieur dans le même immeuble que Patrick et Mark.
Arrivé de ses Pouilles natales en septembre 2020, il n’était jamais venu à Berlin. Il a entendu parler du Berghain mais n’y est pas allé, pas plus que dans aucun autre club de la ville. Il ne s’en formalise pas, l’Italie lui devenait irrespirable. Tout comme Andrea, arrivé à la même période, qui, lui, est gay assumé et jongle entre les applis avec la dextérité d’un acrobate. Il pense même qu’il a rencontré plus de monde lors de ses “chills” que s’il était sorti dans des établissements de nuit. Que restera-t-il de la nuit berlinoise dans le monde d’après, qui jamais n’arrive – à moins qu’il ne soit déjà là ?
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Mihu, venu de Transylvanie, a connu la ville avant la pandémie. Juste assez longtemps pour devenir une petite star locale de la night. Alors que la pandémie pointait le bout de son nez, il venait juste d’avoir 20 ans et un diplôme universitaire. Contrairement aux autres jeunes gens de son âge, il semble avoir plutôt bien vécu l’année passée.
“Après une attaque nucléaire, deux espèces survivraient, les cafards et Mihu”, plaisante son ami à côté de lui. C’est une boule d’énergie positive. Mihu raconte comment, après avoir vu plusieurs proches sombrer, il a monté une structure associative, Queer Mama, qui vient en aide aux jeunes queers qui débarquent à Berlin et ne maîtrisent pas l’allemand. “Mon pote Ernesto était tombé dans la meth et arrivé à un état critique. Il pensait qu’on le filmait, qu’il était suivi par la CIA, ou que n’importe quel article qu’il lisait parlait de lui. Il était tombé dans un délire paranoïaque sévère. On a dû le renvoyer dans sa famille chez lui, au Chili.”
Pour les jeunes gays isolés, le retour dans la famille constitue souvent le dernier recours. Car le problème n’est pas tant qu’ils soient éloignés de leur famille qu’en conflit avec elle. Les solutions se dessinent alors grâce à un réseau d’entraide, souvent associatif. Les aînés qui s’en sont sortis se mettent à l’écoute des plus jeunes.
“Certains mecs dans le milieu commencent à devenir tristement célèbres. Ils sont de toutes les partouzes quand ce ne sont pas eux qui les organisent”, note Aykan. Beaucoup de camés adeptes de pratiques que leur groupe condamne essaient de convertir de nouvelles recrues pour ne pas paraître seuls.
“C’est compliqué de désigner des responsables, même si on a envie de le faire, il y a un truc de clan. La honte est maintenue entre les consommateurs”, nous dit Martin, désormais clean depuis six mois. Il nous avoue avoir encore quelques moments de paranoïa, mais il se soigne. Il lui faut maintenant cultiver un autre genre de sexualité, sans drogues. En attendant, il se contente fort bien de l’abstinence, et nous confie, en note d’espoir : “J’ai toujours aimé les sports extrêmes.”
* Tous les prénoms ont été modifiés
1. Parmi lesquelles “The Rise of Chemsex: Queering Collective Intimacy in Neoliberal London” de l’universitaire Jamie Hakim, publiée en 2019 dans la revue Cultural Studies
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