Originaires du XIXème arrondissement de Paris, Abdoulaye Sissoko et Zakaria Harroussi racontent, avec l’autrice Pauline Guéna, la réalité des quartiers populaires dans la capitale.
Abdoulaye Sissoko et Zakaria Harroussi ont tous les deux grandi dans le XIXème arrondissement de Paris. Une dizaine d’années les séparent, mais l’expérience les rassemble: celle de la vie des “quartiers”, de leur solidarité mise à l’épreuve d’un urbanisme qui divise, de leur violence qui s’accroît, de leurs fils qui glissent, tombent sous les balles perdues ou dans des attentats-suicides. Mais aussi de celles et ceux qui s’en sortent, envers et contre tout. Des champions de foot, des pères de famille. Tous les deux engagés dans la vie associative à travers le sport ou l’aide aux devoirs, ces deux enfants de l’est parisien ont décidé d’écrire leur réalité sur papier, lassés de la crier dans le vide depuis des années. Dans Quartier de combat, les enfants du 19e, ils décrivent leur enfance et leur adolescence dans la cité, mais tendent aussi le micro à celles et ceux que l’on n’entend jamais: un dealer de “Stalincrack”, un caïd repenti, une femme qui raconte des années de discrimination scolaire, un ancien de la “filière des Buttes-Chaumont”, ce groupe de djihadistes partis en Irak au début des années 2000 et fréquenté par les frères Kouachi (originaires eux aussi du XIXème). Des propos sans filtre, efficacement agencés avec l’aide de l’autrice Pauline Guéna, qui infuse au fil des pages sa touche littéraire tout en restant garante de la puissance et de la vérité des témoignages.
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Un livre passionnant, mais aussi un outil sensible et précis pour prendre le pouls de la jeunesse des quartiers populaires, grâce à l’observatoire idéal que représente cet “arrondissement-monde” qui “compte vingt-sept synagogues, une mosquée et cinq salles de prière, treize églises, dont une russe”. Et où vivent près de 200 000 personnes, parmi lesquelles les communautés juive -“la plus grande d’Europe et la troisième du monde après Israël et New York”, apprend-on-, maghrébine, asiatique ou bobo blanche, dernière arrivante en date. Rencontre avec ses coauteur·rice·s.
Comment l’idée du livre est-elle née?
Zakaria Harroussi: Suite aux événements de Charlie Hebdo. Dans les quartiers populaires, on a reçu un vrai coup. Ils nous ont tous mis dans le même bateau. Abdoulaye voulait réaliser un documentaire et moi, je voulais écrire. Je lui ai proposé de joindre nos histoires.
Abdoulaye Sissoko: Le livre est aussi né à force de mener des actions associatives pour essayer de prévenir la délinquance. En voyant que l’histoire se répétait dans nos quartiers, on a fini par se sentir délaissés. On cherchait de la visibilité.
Avez-vous eu dès le départ la volonté de tendre le micro aux habitant·e·s du quartier?
Z.H.: Oui, car beaucoup ont été médiatisé·e·s et sali·e·s; il fallait qu’on écoute leurs voix.
A.S.: Au départ, on ne savait pas si on allait pouvoir recueillir leur parole facilement. Certains sujets abordés dans le livre sont délicats et les gens que nous avons rencontrés n’ont pas l’habitude d’en parler ouvertement. Zak et moi non plus d’ailleurs, ne parlons pas souvent, parce qu’on a l’impression que ce qu’on dit n’est pas retenu.
Lors d’une récente émission sur LCI baptisée La Grande Confrontation et animée par David Pujadas, la question de la sécurité en France était abordée sans qu’aucune personne des quartiers ne soit conviée. L’invité censé les représenter était Mathieu Kassovitz…
Z.H.: Il a fait La Haine et ça y est, il croit que c’est un mec de la rue (Rires) ! La vérité dérange. Parfois, les télés préfèrent inviter un mec du showbiz, qui fera plus attention à ses mots. De toute façon, à chaque fois, les médias se débrouillent pour avoir des invités qui n’ont rien à voir avec les quartiers. On est représentés par les mauvaises personnes.
Pauline, à quel moment es-tu arrivée dans l’histoire?
Pauline Guéna: Quand les discussions avec Denoël ont commencé. Ils nous ont présentés. J’ai déjà signé beaucoup de livres en tant que coauteure.
Z.H.: Dans certains de ses livres, il y avait d’ailleurs des amis à nous.
P.G.: J’ai passé un an à la PJ de Versailles et parmi les enquêtes que j’ai suivies, certaines personnes mises en cause se retrouvent dans notre récit ou dans la vie périphérique de Zak ou Abdoulaye. Bref, on avait tout de suite pas mal de sujets de discussions. (Rires.)
Toi qui n’habites pas le 19ème, en quoi ce récit t’a-t-il touchée?
P.G.: Car je pense que ce n’est pas du tout un livre sur le XIXème, mais sur la France d’aujourd’hui. Zak et Abdoulaye sont originaires du XIXème, mais ce qu’ils racontent dépasse largement ce cadre-là. Je crois d’ailleurs que c’est très clair dans leur tête.
Z.H.: On ne cherchait pas à représenter uniquement notre arrondissement. C’était un message adressé à toute la France. Et j’irais même encore plus loin; les problèmes des États-Unis s’exportent beaucoup chez nous mais nous, on n’exporte pas assez nos problèmes chez eux. Du coup, je suis en train de voir comment sortir le bouquin là-bas.
A.S.: Ce livre peut intéresser tout le monde. Même dans nos pays d’origine.
P.G.: Aller au plus particulier permet parfois d’atteindre une forme d’universalité.
Il y a notamment beaucoup de clefs pour mieux comprendre la violence des jeunes et l’actuelle “crise de l’autorité”. Cette violence, vous l’avez vue arriver?
Z.H.: Oui et surtout, on l’a vécue. Pour ma part, j’ai connu un policier, Jeannot, dont je parle dans le livre. Il te prenait par les oreilles, il t’engueulait, et si tu avais fait une grosse bêtise il t’en collait une. Mais la police d’aujourd’hui, sans mettre tout le monde dans le même sac, a trop de pression avec les attentats et les gilets jaunes. Tout a été mélangé. Il n’y a plus ce lien entre la police et la population.
A.S.: Il y a même une grosse fracture. On a beau essayer d’apaiser le climat, elle est très importante et ne date pas d’aujourd’hui. Nous, peut-être parce qu’on est maintenant des parents, que l’on est plus mature, on peut comprendre les problèmes de la police et on ne veut pas généraliser. Mais cela doit être réciproque!
P.G.: Zak et Abdoulaye abordent aussi un sujet intéressant dans le livre, celui de l’attitude des parents face à la police. Au départ, les parents étaient spontanément du côté de l’autorité et n’hésitaient pas à rappeler leurs gamins à l’ordre. Sauf que, quand ils ont constaté que leurs enfants, tout comme ceux des voisins ou de la famille, subissaient des injustices dues à leurs origines sociales, ils se sont dissociés de cette position naturelle en faveur de l’autorité. Par ailleurs, dans les quartiers, beaucoup de choses sont mises en place pour les enfants, mais tout s’arrête au moment de l’adolescence. Rien n’est fait pour occuper le temps libre des collégien·ne·s, alors que c’est précisément l’âge où il faudrait les entourer. Ils ont moins d’heures de cours qu’au primaire et se retrouvent subitement livré·e·s à eux-mêmes. C’est assez incompréhensible.
Vous mettez aussi en lumière la question des discriminations scolaires. C’est un sujet important et sidérant, dont on parle finalement assez peu…
Z.H.: C’est étouffé. Il faut lire le chapitre sur Anissa (Ndlr: une jeune femme qui témoigne des discriminations scolaires et des orientations forcées qu’elle a subies tout au long de son parcours), pour voir qu’à l’époque, quand elle a essayé de faire du bruit, l’affaire a été mise sous le tapis. Moi, ils m’ont jeté en troisième professionnelle alors que je n’avais rien demandé; heureusement que j’avais faim parce que lorsque tu finis dans ce genre d’ambiance où ça fume du shit et ça s’embrouille, c’est pas simple de s’en sortir. Et puis maintenant il y a un nouveau fléau, c’est celui du décrochage scolaire. On ne retient même plus les gamin·e·s, on les laisse traîner dans les rues.
Vous parlez aussi d’une classe de primaire qui existait dans les années 80 et qui était surnommée “la classe enfants sauvages”. C’était quoi?
Z.H.: Une classe dans laquelle on mettait tous les enfants avec des lacunes. Ou même tout simplement les enfants difficiles ou trop discrets. Abdoulaye en sait quelque chose…
A.S.: Oui, moi je ne parlais pas, alors on m’a mis là.
P.G.: On connaît le cas des orientations forcées à la fin du collège, un phénomène massif. Dans certains arrondissements, les enfants passent tous en seconde générale sans que cela soit questionné, et dans d’autres, tous vont en section professionnelle. C’est aberrant et il n’y a aucune raison à cela. Ce n’est adapté ni à l’enfant, ni à son désir, ni à ses capacités. C’est uniquement social. Mais ce que j’ai appris en faisant ce livre, c’est que ces discriminations commençaient en fait à la fin du CP. Cette “classe enfants sauvages” n’était ni plus ni moins qu’une garderie où tous les enfants, du CE1 au CM2, étaient mélangés en attendant la fin du primaire. Abdoulaye s’en est sorti grâce à sa mère, qui a trouvé quelqu’un pour l’aider, en dehors de l’école, à rattraper son retard.
A.S.: À l’époque, il y avait de l’entraide dans les cités. Nos parents arrivaient de l’étranger, mais il y avait souvent un français de souche qui était là, qui remplissait les papiers, qui vous orientait comme il fallait.
Z.H.: C’était le village.
Dans le XIXème, beaucoup de communautés cohabitent. Vivent-elles en paix les unes avec les autres?
Z.H.: Oui. Hier par exemple, je suis passé à la synagogue voir l’ami de mon père. Il y a cette cohabitation, même chez les plus jeunes. Le problème israélo-palestinien ne sera pas importé ici; on a grandi ensemble, nos parents se connaissent, il y a ce lien. Si quelques énergumènes commencent à revendiquer des choses et que ça monte trop, il y aura toujours quelqu’un pour les calmer et leur dire de rester tranquille. Si ça avait dû exploser entre les communautés, ce serait déjà arrivé il y a bien longtemps.
Dans votre livre, un seul témoignage de femme, celui d’Anissa. La rue reste-t-elle un territoire de mecs? Où sont les femmes dans votre vie?
Z.H.: Les femmes, ce sont nos mamans, nos sœurs. On essaie de les préserver de la rue. Les filles chez nous sont plus studieuses, elles ne traînent pas dehors. Ou alors, c’est pour prendre un café en terrasse ou s’occuper d’une association de quartier. Cela dit, il y a une nouvelle tendance maintenant: elles se battent dans la rue. Avec couteaux et mort·e·s à la clef.
P.G.: J’ai constaté que la sociabilité est hyper genrée. Il y a les bandes de mecs d’un côté, et les bandes de filles de l’autre. Et cela s’aggrave au cours des études: si on t’oriente par exemple en filière chaudronnerie, il n’y aura que des garçons, alors qu’en gestion et force de vente, que des filles. À l’adolescence, il y a une partition des genres très nette qui s’opère.
A.S.: En ce qui concerne notre livre, comme on le disait au début de l’entretien, il a aussi été parfois difficile de faire témoigner les gens, et les filles en particulier. Certaines, à qui l’on devait parler, ont fini par décliner.
Vous parlez aussi de la montée de la religion et vous dites qu’au départ, vous avez vu cela d’un bon œil. Pourquoi?
A.S.: Oui, c’est moi qui dis ça dans le bouquin. Pour moi au début, la religion devait éviter à nos petits frères de faire certaines conneries, de rentrer dans le deal, l’alcoolisme. À mon sens, la religion est synonyme de paix. Tout ce qui tourne autour, les dérives, tout ça, c’est un autre délire.
Z.H.: Et c’est un fond de commerce aussi. Pour les médias, tout le monde est radicalisé maintenant. Alors qu’il s’agit d’une minorité. Et puis “radicalisé”, c’est un grand mot. Ça ne veut pas forcément dire que tu vas tuer des gens. Il faudrait utiliser les bons mots pour ce genre de personnes, comme “terroriste” ou “meurtrier”. Mais “radicalisé”, qu’est ce que ça veut dire?
P.G.: Dans le livre, le témoignage du gars de la “filière des Buttes-Chaumont” est très intéressant. Il dit qu’il se tourne au départ vers la religion au sein d’une démarche personnelle, mais quand il revient au quartier, il se rend compte que tout le monde a fait le même chemin. Tout simplement parce que tout le monde cherche un sens pour guider son existence. C’est assez universel, en fait.
Z.H.: Sauf que là, ils sont tombés sur un gourou (Farid Benyettou, prédicateur islamiste désormais repenti, NDLR).
Le XIXème est un quartier de jeunes. Vont-ils voter aux Présidentielles en 2022?
Z.H.: Tant que les politiques ne feront pas avec nous, il n’y aura pas de votes. Il y a un dégoût généralisé, dont je suis le premier exemple. J’avais ma carte du PS et avec Abdoulaye, on connaît tous les politicien·ne·s. On leur a tous rendu service. Mais il y a une barrière infranchissable. On t’appelle et puis, dès que les élections sont passées, on te met de côté. Moi personnellement, je vote, mais par dégoût, jamais pour un programme. Dans le XIXème, on a connu 30 ans de gauche. Mais tout se répète. Ils n’ont rien fait pour les classes populaires. Rue de la solidarité, c’est encore l’une des rues les plus pauvres de France. On est à Paris quand même, c’est une capitale mondiale! C’est grave! Les jeunes d’aujourd’hui finissent par se dire que Marine le Pen ne peut rien faire de pire qu’un·e autre. À partir du moment où Hollande a fait la déchéance de nationalité, que peut-il arriver?
Quartier de combat, Abdoulaye Sissoko et Zakaria Harroussi, avec Pauline Guéna (Denoël)
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