Principale force d’opposition en Egypte, les Frères musulmans draguent la population à coups d’esprit d’ouverture et d’actions caritatives.
Imaginez un meeting des Frères musulmans dans une station balnéaire huppée de la mer Rouge ! Impensable ? C’est pourtant ce qui est arrivé le 21 avril dernier à Hurghada, cette ville nouvelle digne de la Costa del Sol, dédiée au farniente des riches bourgeois égyptiens et des touristes venus par vols spéciaux du monde entier.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A 18 heures, plus de cinq cents personnes étaient au rendez-vous autour de l’espace dressé sur un terre-plein en bordure de l’avenue Nasser, l’un des grands axes de la ville. La plupart ont fait le déplacement en famille, par curiosité. Tout le monde ne parlait que de Safwat Hijazi, l’orateur vedette des Frères musulmans, celui-là même qui a enflammé de ses prêches la place Tahrir durant les vendredis qui ont suivi les journées révolutionnaires de janvier. On le voyait sur toutes les affiches pour un numéro en duo avec Mohamed El-Beltagy, la figure montante du parti, élu député de 2005 à 2010 sur une liste « indépendante ». Il représente la confrérie au Conseil des dépositaires de la Révolution consulté par le Majlass El Askari (le Conseil suprême des forces armées, CSFA).
Ici, pas de mixité
Ce soir-là, un service d’ordre filtre les entrées, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Ici, pas de mixité : on dirige les femmes vers un espace réservé, une sorte de long corridor isolé par une tenture. Pas question pour moi de me retrouver parquée au rayon femmes voilées ! Mais à peine ai-je franchi l’accès « hommes » qu’un bodyguard imposant se précipite vers moi pour me barrer la route.
– « Les femmes, c’est à droite ! », me lance-t-il.
– Je suis journaliste et je viens de Paris.
– Journaliste ? Attendez, je vais vous faire accompagner. »
En un rien de temps, je me retrouve encadrée par deux hommes rasés de près et affublés d’un costumecravate façon Nation of Islam qui m’ouvrent la voie à travers l’allée centrale avant de m’installer au premier rang. Les Frères soignent particulièrement leur image de marque, surtout vis-à-vis des médias occidentaux, histoire de casser la mauvaise réputation qui colle aux mouvements islamistes.
En me voyant arriver, Mohamed El-Beltagy, du haut de la tribune, ne peut retenir un sourire complice. Nous nous sommes déjà rencontrés en mars dans son cabinet médical de Manial El Roda, un quartier petit-bourgeois du Caire. J’avais d’ailleurs eu du mal à décrocher un rendez-vous. Il s’était décommandé à plusieurs reprises, prétextant des imprévus… Comme tous les mouvements longtemps interdits,
les Frères musulmans entretiennent un véritable culte du secret. Impossible par exemple de connaître le nombre de leurs adhérents ou de leurs structures à travers le pays. Finalement, j’avais dû me rendre directement à son cabinet pour le coincer !
« Nous sommes à la croisée des chemins : la renaissance ou le chaos »
C’était quelques jours avant le 19 mars, jour du référendum sur la Constitution. Les Frères faisaient pression pour le oui, c’est-à-dire l’approbation de quelques amendements qui permettaient un simple lifting constitutionnel plutôt qu’une véritable révision. Pour convaincre l’électorat populaire, ils n’y étaient pas allés de main morte. Un tract, distribué à des millions d’exemplaires dans les mosquées, ainsi que par leur très efficace réseau de taxis et de commerçants, cherchait à frapper les esprits avec des arguments choc.
« Pour changer la Constitution, cela prendrait trop de temps… Nous sommes à la croisée des chemins : la renaissance ou le chaos ! », y lisait-on avec cette image loufoque : « Si vous êtes nu, allez-vous penser à la taille des vêtements que vous allez mettre ou bien vous dépêcher de couvrir votre nudité avec n’importe quels habits ? » Et aussi : « Le président élu pour un seul mandat de quatre ans ne sera plus qu’un symbole ! » Une conclusion un rien menaçante :
« Oui ! Car tous les musulmans organisés, le Haut Conseil des affaires islamiques, les scientifiques musulmans et l’armée, qui occupe une place éminente dans l’Etat, approuvent ces modifications. Le Conseil suprême des forces armées le souhaite ! Si le résultat du référendum est non, l’autorité peut choisir une autre solution de pouvoir. »
En clair, il faut s’engouffrer dans la brèche ouverte par la révolution du 25 janvier et accepter la principale concession de l’armée : un régime parlementaire dans lequel les Frères musulmans seront évidemment en bonne place car ils représentent la principale force d’opposition du pays.
Pas fous les Frères, pragmatiques ! Leur expérience de la répression depuis Nasser leur a appris les limites à ne pas dépasser ! Exclue de la politique depuis 1954 en tant que parti mais tolérée en tant qu’association religieuse, la confrérie s’est essentiellement investie dans les activités sociales depuis les années 70 – avec l’assentiment du président Anouar el-Sadate, qui voulait ainsi couper l’herbe sous le pied des marxistes. Leur activité s’est déployée à travers tout un réseau d’organisations caritatives et professionnelles.
Deux champs d’action : l’éducation et la santé
Forte de cet Etat dans l’Etat qui ne comptait pas moins de 2,5 millions de membres, 450 filiales et 6 000 mosquées, la confrérie a investi les deux secteurs publics les plus dégradés : l’éducation et la santé, multipliant hôpitaux, établissements scolaires, jardins d’enfants et soupes populaires, sans oublier la formation des jeunes chômeurs et l’aide au mariage. Cela lui a valu un nombre croissant d’adhérents et de sympathisants dans les milieux populaires et les classes moyennes urbaines, de plus en plus touchées par la crise.
Au fil du temps, les Frères musulmans ont remporté une à une les élections syndicales – chaque corporation professionnelle a son syndicat -, même si au Parlement, ils ne pouvaient siéger que comme élus indépendants sans étiquette. Encore un paradoxe imposé par le régime. Ces restrictions ne les ont pas empêchés de rafler un cinquième des sièges de l’Assemblée du peuple en 2005 et de devenir la première force d’opposition parlementaire.
Avec ce maillage de la société, et surtout la contestation révolutionnaire dont, en fins tacticiens, ils ont su tirer parti, les Frères se sentent en pleine croissance. Ils savent pertinemment que le calendrier électoral qui fixe les législatives à l’automne prochain les favorise par rapport aux autres formations politiques. Ces dernières n’auront en effet pas le temps de s’organiser – elles ont appelé à voter non au référendum. Leurs adversaires prétendent que la confrérie religieuse a dealé avec le CSFA. Elle était en effet la seule formation politique représentée au Conseil des sages chargé de la révision de la Constitution. Pas étonnant donc qu’elle joue maintenant la modération, avec un calendrier frénétique de réunions publiques à travers tout le pays, pour calmer la fronde populaire. Un contre-feu utile entre les mains du pouvoir militaire pour encadrer les mouvements démocratiques naissants !
Khairat al-Shater apparaît sur un écran, le silence se fait
Retour au rassemblement de Hurghada. Le meeting commence. A la tribune, un présentateur, lui aussi rasé de près, fait la réclame à l’américaine, ponctuant ses fins de phrases par la gestuelle d’un Monsieur Loyal sur une piste de cirque.
Minutieusement, il récapitule le parcours singulier de Khairat al-Shater, le numéro 3 dans l’organigramme de la confrérie. Cet idéologue réformiste, élu député en 2005 et que le pouvoir trouvait dangereux, avait été condamné en 2008 pour blanchiment d’argent et terrorisme par un tribunal militaire expéditif avant d’être libéré le 3 mars dernier, après la chute de Moubarak, sur ordre du CSFA.
Khairat al-Shater n’est pas là en personne. Il apparaît soudain sur un écran géant tandis que l’assistance observe un silence religieux. Ce quinquagénaire au visage buriné et mangé par une barbe grisonnante a la réputation d’être populaire auprès des jeunes islamistes. Après un hommage rendu aux « martyrs de la révolution du 25 janvier » tombés au champ d’honneur de la place Tahrir, dont les portraits trônent derrière la tribune, il annonce la création du nouveau parti des Frères, le Parti pour la justice et la liberté (PJL), un parti laïc auquel toutes les composantes de la société égyptienne pourront appartenir, y compris les coptes et les femmes. Le ton se veut rassurant. Fondu au noir.
{"type":"Banniere-Basse"}