À Los Angeles sévissent les Love Gurus, de pseudo-sexologues qui promettent d’atteindre le nirvana contre quelques liasses de dollars à ceux et celles en quête de bien-être sexuel.
Au 2124 Lincoln Boulevard, à Venice Beach, une boutique de jouets a remplacé le centre de méditation qui accueillait, jusqu’en 2018, la compagnie OneTaste. Dans ce petit bâtiment de plain-pied, aux murs repeints en blanc, se sont réuni·es deux années durant les aficionado·as angeleno·as de la méditation orgasmique.
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Aujourd’hui, il n’en subsiste qu’une poignée de flyers virtuels invitant les curieux·euses à des “événements d’excitation”, promettant d’“enflammer sa soirée” ou de participer à “un nouveau type de réseautage” (le sésame de toute vie réussie à Los Angeles). Sur les pages Yelp et Google du lieu, on trouve encore des photos de jeunes gens beaux et rayonnants (essentiellement des femmes, quelques hommes), ainsi qu’une douzaine d’avis, pour la plupart dithyrambiques, à quelques notables exceptions près.
Eva, par exemple, raconte longuement comment la OM™ (pour Orgasmic Meditation®) a changé sa vie, l’a rendue plus ouverte, plus relaxée, plus confiante en elle. Melissa, au contraire, se félicite que l’endroit ait fermé ses portes, y décrivant son expérience comme l’une des plus épouvantables de sa vie… Elle n’est toutefois pas aussi sordide que celle de Michal, qui a raconté son calvaire à Bloomberg en 2018, dans un article retentissant.
“Cette industrie en plein boom n’est pas régulée et héberge de nombreux prédateurs” Nastaran Tavakoli-Far (journaliste à la BBC)
La jeune femme, alors âgée de 28 ans, célibataire et insatisfaite de sa vie sexuelle et amoureuse (n’ayant, entre autres, jamais eu d’orgasme), rejoint la communauté en 2014. Attirée par une initiation gratuite, elle se rend à une réunion à New York où un inconnu, la main gantée et le doigt lubrifié, s’évertue à stimuler son clitoris par une technique précise, quasi médicale, pendant qu’elle, allongée, doit se concentrer sur ses sensations. Et, alléluia, après quinze minutes chrono d’OMing™ (le terme a vraiment été trademarké), la jouissance arrive.
Une petite entreprise
Satisfaite, elle revient régulièrement. Jusqu’à devenir une habituée. Puis une membre active, prête à payer de plus en plus cher pour devenir elle-même coach et initier d’autres jeunes femmes à la miraculeuse pratique. Pour ce faire, elle déménage dans une OM House à Brooklyn, souscrit des crédits pour payer les formations toujours plus nombreuses et quitte son job d’enseignante pour se consacrer à plein temps (jusqu’à cent heures par semaine) à son nouveau sacerdoce à peine rémunéré. Puis c’est l’engrenage : isolement affectif, endettement, esclavagisme et même prostitution. À l’évidence, Michal est tombée dans une secte.
En haut de celle-ci trône, ou plutôt trônait, Nicole Daedone, entrepreneure californienne aujourd’hui quinquagénaire (son âge exact n’est pas public). À partir de son fameux TEDx Talk de 2011 sur les bienfaits de l’orgasme féminin (plus de 2 millions de vues sur YouTube), et grâce à une bienveillance générale des médias (aux États-Unis mais aussi en Europe), elle a pu ériger un empire (12 millions de chiffres d’affaire en 2017), couvrant une dizaine de grandes villes américaines, en plus de succursales franchisées dans le monde (en Angleterre, en Allemagne et en France notamment). Mais sous le coup d’une enquête du FBI après l’article de Bloomberg, elle a dû fermer tous ses centres aux États-Unis. Étant présumée innocente, elle reste cependant libre de prêcher la bonne parole.
En février 2020, Gwyneth Paltrow l’interviewait ainsi sur son podcast Goop comme si de rien n’était. Son best-seller de 2011, Slow Sex – The Art and Craft of Female Orgasm (Grand Central Life & Style, non traduit en français), est toujours en librairie. Et en France, ses apôtres se réunissent encore régulièrement dans un grand appartement du XIIIe arrondissement parisien, décrit comme “un lieu de vie écoresponsable sans injonction, favorisant un retour apaisé à soi et une connexion consciente aux autres”…
Le cas Nicole Daedone peut rappeler, toute proportion gardée et en attendant les conclusions de l’enquête, deux sectes sexuelles américaines, rendues célèbres par des documentaires récents : Rajneeshpuram et son gourou indien Osho, arrivé en Oregon en 1981 pour fonder un ashram, expulsé des États-Unis en 1985 et mort cinq ans plus tard dans son pays natal (Wild Wild Country sur Netflix) ; NXIVM, dit Nexium, fondé en 1998 par Keith Raniere, qui marquait au fer rouge ses esclaves sexuelles et qui vient d’être, en octobre 2020, condamné à cent vingt ans de prison, notamment pour exploitation sexuelle d’une adolescente de 15 ans, extorsion et association de malfaiteurs (The Vow sur HBO).
Eldorado californien
S’ils n’ont pas l’exclusivité de ce type d’organisations malfaisantes, les États-Unis sont un terrain particulièrement propice à leur épanouissement. “Les sectes que vous me citez sont des cas extrêmes, heureusement rares, analyse Michelle Stewart, sexologue à Los Angeles, mais il y a ici tout un champ du bien-être sexuel à peine régulé, qui bénéficie de l’incroyable pauvreté de l’éducation sexuelle et de la complaisance de certains médias, et qui flirte parfois avec le sectarisme.”
S’ajoutent à cela le puritanisme ambiant et le culte de la performance, qui aggravent la misère sexuelle et ouvrent la voie à des charlatans promettant de régler “naturellement” tous les problèmes. Leur cible typique, selon Nastaran Tavakoli-Far, journaliste à la BBC et autrice d’un podcast sur OneTaste intitulé The Orgasm Cult, est une femme – même si un nombre croissant d’hommes se font piéger – entre 25 et 50 ans, urbaine, travaillant un grand nombre d’heures, souvent dans des bullshit jobs qui créent une forme d’aliénation. Il appartient aux gourous de refabriquer du sens et du lien social.
La Californie, berceau historique de la contre-culture, accueille bon nombre de mouvements ésotériques, parfois sectaires. Magalie Rheault, co-animatrice de l’émission Sex Profiteers sur Clubhouse, explique cela par le fait que le Golden State a toujours constitué un eldorado : “On vient ici, du monde entier, pour se réinventer et faire fortune, que ce soit dans la Sierra Nevada pendant la ruée vers l’or, à Hollywood ou dans la Silicon Valley. C’est un état d’esprit particulier, plus susceptible de croire en tout et n’importe quoi ; et symétriquement, les bonimenteurs sont rois dans ce monde du fantasme, loin des religions traditionnelles.”
“Imaginez comment votre biceps se sentirait si vous vous baladiez toute la journée en soulevant des haltères. Jen Gunter, gynécologue à San Francisco, autrice de “La Bible du vagin”
La méditation orgasmique, avant d’être diaboliquement monétisée par Nicole Daedone, fut ainsi inventée dans une communauté hippie près de San Francisco, la Lafayette Morehouse, à la fin des années 1960. Victor Baranco et ses adeptes pensaient que la sensualité, et en particulier la stimulation clitoridienne, avait le pouvoir de tout réguler. Selon Nastaran Tavakoli-Far, ce serait même le point de départ des sectes modernes, dans la mesure où gravitèrent là toutes sortes de gourous comme L. Ron Hubbard, fondateur de la scientologie, ou Werner Erhard, pionnier du développement personnel.
Des expert·es douteux·euses
Elle non plus n’hésite pas à faire le lien entre l’essor de l’industrie de la wellness (un marché estimé à 1500 milliards de dollars, avec une croissance annuelle à deux chiffres) et la prolifération des gourous du sexe. “La plupart des pratiques de bien-être sont parfaitement inoffensives, voire bénéfiques pour certaines, et peuvent offrir des outils d’empowerment particulièrement aux femmes qui ne sont pas toujours prises au sérieux par la médecine traditionnelle. Mais c’est à double tranchant. Car cette industrie en plein boom n’est pas régulée et héberge de nombreux prédateurs.”
Gwyneth Paltrow est emblématique de ce mélange des genres avec Goop, sa plateforme bien connue de wellness et lifestyle créée en 2008. Sans aller jusqu’aux excès de Nicole Daedone (qu’elle a tout de même contribué, et continue, à légitimer), elle prodigue, entourée d’une armée de pseudo-experts opérant à la frontière de la médecine et du New Age, des conseils foireux, assortis de produits surfacturés et le plus souvent inefficaces. Les plus funestes sont les bains de vapeur vaginaux, les œufs de jade à garder au fond de son yoni (“vagin” en sanscrit, mot à la mode dans le secteur) afin de le muscler, ou encore les lavements au café…
La célèbre gynécologue de San Francisco Jen Gunter, autrice en 2019 de La Bible du vagin (First, 2021), pourfendeuse de mythes et inexpugnable caillou dans la godasse de Gwyneth, explique le succès de ce site et du sex care business en général par le déficit d’empathie de la médecine traditionnelle : “Ces sites offrent une connexion émotionnelle que les docteurs négligent souvent. Et c’est une faute de la médecine. Les gens veulent des médecins humains, authentiques, qui se soucient d’eux”, affirmait-elle au Guardian en 2019. Gwyneth Paltrow n’est pas la seule imposteur contre laquelle ferraille Jen Gunter.
8 000 dollars la retraite de six jours à Bali
Basée à Los Angeles, Kim Anami se vante de pouvoir soulever des noix de coco avec son vagin et propose une méthode pour l’imiter. Parce que, dit-elle, un vagin musclé est la garantie non seulement d’une vie sexuelle épanouie, mais également d’une “revitalisation de toute votre vie, de votre vie professionnelle à vos comptes bancaires”.
Du sien surtout, à vrai dire, puisqu’elle facture, au minimum, 8 000 dollars la retraite de six jours à Bali pour y apprendre ses techniques ou 300 dollars l’œuf de jade pour “apprendre à son yoni à faire du kung-fu”. “L’excès d’exercices de musculation pelvienne peut provoquer des douleurs. Imaginez comment votre biceps se sentirait si vous vous baladiez toute la journée en soulevant des haltères. Eh bien c’est la même chose pour le plancher pelvien”, dénonce sur son blog Jen Gunter.
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Et contrairement à ses adversaires qui s’épanouissent sur les réseaux, la médecin s’y voit régulièrement “shadowbanned” (son profil est rendu moins visible par l’algorithme) parce qu’elle emploie, par exemple, le mot “vagin” plutôt que “yoni”. “Il s’agit d’une forme particulièrement vicieuse, et discrète, de censure, favorisant de fait les discours pseudo-scientifiques qui trouvent toujours des manières créatives et amusantes de nommer les choses”, se lamente la sexologue Michelle Stewart, avant d’ajouter que “ces gens-là, sous couvert d’empowerment, reprennent en fait le discours patriarcal : l’idée que le sexe féminin est naturellement faible et qu’il faut donc absolument le muscler, le parfumer, le purifier… alors qu’il est très bien comme il est”.
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