Alcools forts. Gregory La Cava fut longtemps un inconnu illustre. Après la rétrospective du Festival de La Rochelle, une évidence s’impose : il était bien l’un des princes de la comédie américaine sophistiquée. Toujours du côté des femmes, maîtresses du théâtre de la vie, son cinéma joue avec les mélanges sociaux et ne cesse d’hésiter […]
Alcools forts. Gregory La Cava fut longtemps un inconnu illustre. Après la rétrospective du Festival de La Rochelle, une évidence s’impose : il était bien l’un des princes de la comédie américaine sophistiquée. Toujours du côté des femmes, maîtresses du théâtre de la vie, son cinéma joue avec les mélanges sociaux et ne cesse d’hésiter entre rire brillant et larmes poisseuses.
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Longtemps, La Cava ne fut qu’un nom. Un nom oublié de presque tous, devenu mot de passe pour cinéphiles chenus ou boutonneux, un sésame chuchoté entre comploteurs de cinémathèque, synonyme d’extrême rareté, de filmographie invisible et de « génie méconnu de la comédie américaine, l’égal de McCarey ou Lubitsch ». Au début de La Comtesse aux pieds nus, Maria Vargas disait à Harry Dawes, le cinéaste ringard qu’interprète Bogart, qu’elle a vu ses films avec Carole Lombard ou Jean Harlow. Devant sa surprise (« Vous avez dû aller au cinéma bien petite »), elle ajoutait : « Je peux vous citer Lubitsch et Fleming, Van Dyke et La Cava… » « Vous ne pensiez pas que j’étais mort aussi ? », lui réplique Humphrey. En 1952, quand Mankiewicz était en train d’écrire le script de La Comtesse…, Gregory La Cava mourait dans l’indifférence générale, à 60 ans. Son ultime film (Living in a big way, avec Gene Kelly, non programmé à La Rochelle) datait de 47, avait coûté fort cher et s’était soldé par un échec retentissant. Après avoir supporté en serrant les dents ses « caprices » (il adorait improviser et ne se souciait guère du scénario), son mauvais caractère et son alcoolisme chronique, Hollywood se débarrassait avec soulagement du cinéaste de Primrose Path, un des directeurs d’acteurs (et surtout d’actrices) les plus recherchés des années 30, nommé aux Oscars deux fois de suite (en 36 et 37, pour Mon homme Godfrey et Pension d’artistes), auteur de quelques grands succès commerciaux, considéré par la critique et ses confrères comme un réalisateur important.
Si sa réputation resta intacte aux Etats-Unis, l’Europe l’oublia, et la France en fit un cinéaste mythique, voire maudit, à défaut de connaître vraiment son oeuvre. La rétrospective de quinze films que vient de lui consacrer le Festival de La Rochelle a enfin permis de le juger sur pièces : La Cava est bien un cinéaste important, pas un Lubitsch ni un McCarey (trop inégal sur la durée), juste l’étage en dessous, ce qui est déjà très haut.
Né en Pennsylvanie, de parents d’origine calabraise, il fut d’abord illustrateur humoristique dans plusieurs journaux new-yorkais puis dessinateur de cartoons pour Walter Lantz (le créateur de Woody Woodpecker). Il passe à la réalisation au début des années 20. On dit le plus grand bien de ses deux films avec W. C. Fields. Hélas, ces copies ne sont pas arrivées jusqu’à La Rochelle. En revanche, on a pu découvrir Smart woman, une petite merveille de 31, qui dure à peine une heure, durée amplement suffisante pour fonder une « La Cava’s touch ». Femme trompée mais toujours amoureuse de son époux, Mary Astor feint le plus grand détachement et propose à l’infidèle d’inviter sa rivale (accompagnée de sa mère !) chez eux. En retour, elle convie un amant imaginaire. Rendu jaloux, et privé de sa maîtresse par le (faux) coquin de sa femme, le mari va vite revenir à de meilleurs sentiments… Volontiers invisible, la mise en scène de La Cava est souvent frontale quand il s’agit de saisir la parole (deux personnages assis côte à côte, pas de champ/contrechamp) pour se faire à la fois plus fluide et plus spectaculaire (mouvements de grue pour les montées et descentes d’escaliers, travellings à travers les pièces) quand les héros sont immergés dans un décor surdimensionné qu’ils doivent apprivoiser. Toujours en représentation, interprétant un rôle écrit au fur et à mesure pour parvenir à leurs fins, ils se coulent dans un univers étranger afin de mieux le réformer et ainsi le faire leur. Devenue une intruse dans sa propre maison, la femme mariée accepte de changer les règles du jeu, mime l’épouse libérée (et libérale) pour prendre au piège un mari volage mais à la morale étroite. Elle caresse alors qu’elle a envie de griffer, la réussite de son entreprise dépendant de la qualité de son talent de comédienne et de sa maîtrise d’elle-même. Ce n’est pas très gai mais toujours très drôle.
Dans Mon mari le patron (She married her boss) le premier d’une série de cinq chefs-d’oeuvre, qui court de 35 à 40, jusqu’à Primrose Path , Claudette Colbert parvient à se faire épouser par son patron, en arguant qu’elle peut être aussi bonne intendante que secrétaire efficace. A bout d’arguments, il accepte de lui confier sa maison de fous pour qu’elle y rétablisse l’ordre et l’autorité : elle vire les domestiques voleurs, fesse la petite nièce capricieuse et met au pas la soeur écervelée. Mais elle a oublié le rôle principal, celui d’amante. Monstre d’égoïsme et d’étourderie, le boss a mis son assistante chez lui mais pas dans son lit… Et il faudra qu’elle menace de partir avec un séducteur professionnel pour qu’il daigne oublier un peu son travail et l’aimer enfin. Chez La Cava, les femmes sont toujours actrices (excellentes) et les hommes toujours spectateurs (médiocres). Ils ne sont capables de comprendre que ce qu’elles savent leur montrer. Leur palette d’émotions doit donc être la plus complète possible.
Pourtant, le film suivant le génial Mon homme Godfrey, le plus célèbre La Cava inverse la proposition de départ, c’est le contre-exemple unique et absolu. Cette fois-ci, c’est un homme qui entre au service d’une très riche famille d’excentriques de Park Avenue. Ramassé dans une décharge à la faveur d’un amusant jeu de (très bonne) société, le « laissé-pour-compte » deviendra vite l’objet des désirs ardents de toutes les femmes de la famille. Même la vieille gouvernante succombera à son charme. Comme Beaumarchais, qui semble l’avoir inspiré tant sa thématique s’en rapproche, La Cava ne cesse de dire que les maîtres ont des âmes de valets. Dans cette comédie des apparences, il mixe avec jubilation les origines sociales, osant tous les retournements (Godfrey s’avérera un riche de Boston qu’un chagrin d’amour a chassé de chez lui) et toutes les combinaisons, même si la morale finit toujours par triompher lors d’un happy-end d’une rare désinvolture et d’une rapidité suspecte, manière de signifier que rien n’est vraiment réglé et que la simagrée sociale continue. Est-ce que Losey (The Servant) ou Pasolini (Théorème) ont vu les films de La Cava ? En tout cas, Woody Allen, lui, les a vus, compris et parfaitement assimilés. Et Mon homme Godfrey ou La Fille de la 5ème Avenue ont pour remakes inavoués des films comme Maudite Aphrodite ou Tout le monde dit I love you. Quant à Zelig, son principe (« Je me transforme en ce que je côtoie ») est le même que celui qui anime toutes les héroïnes (plus le suave Godfrey) de La Cava.
Mais si ses comédies sont fondées sur la rencontre improbable de mondes faits pour ne pas se rencontrer, La Cava utilise deux liens privilégiés pour unir ces sphères aux cloisons étanches : l’alcool et l’attirance sexuelle, l’un permettant de libérer l’autre, le second se terminant souvent dans le premier. La Cava est donc le grand cinéaste de la cuite et du bas de soie. Alcoolique notoire sujet à de violents comas éthyliques (son scénariste de Primrose Path raconte qu’il disparut du tournage pendant plusieurs jours et qu’on le retrouva en train de vendre des hot-dogs !), il savait d’expérience que la boisson a le don d’abolir bien des barrières, de délier les langues (et les braguettes…) et de favoriser les rapprochements les plus incongrus. C’est le début de La Fille de la 5ème Avenue, quand la blonde sans le sou (Ginger Rogers) et le milliardaire tristounet vont fêter l’anniversaire de celui-ci dans quelques boîtes, mettant au point la mise en scène à destination de la famille ingrate du vieil homme. C’est aussi le stratagème de l’exquise Constance Bennett dans Bed of roses. Pour séduire un riche éditeur, la « gold digger » déguisée en journaliste se fait offrir un petit verre ; plan suivant, ils rentrent chez lui complètement ivres, elle retire ses bas ; au matin, elle se réveille, sa jarretière à la main, elle n’a plus qu’à jouer les saintes-nitouches et s’incruster chez sa victime. Pour les femmes de La Cava, les bas restent le plus sûr moyen d’accéder à leurs rêves, elles en usent et en abusent. Lui savait ce qu’il y a sous les jupes des filles.
Etait-ce la cause de tous ses tourments ? Car si La Cava était un dialoguiste joyeusement vachard ( « Tu vas à la première ce soir ? » « Non, j’irai demain, à la dernière ! », répliques tirées du très beau Pension d’artistes) et un immense auteur de « comédies sophistiquées », il fut aussi un grand dépressif et le premier cinéaste à avoir fait suivre son psychanalyste jusque sur le plateau. A côté de ses éclats de rire new-yorkais, il est aussi l’auteur de Primrose Path, un film qui débute comme une petite bluette enjouée puis tourne au mélodrame noir avant de retomber in fine (cent horreurs plus tard et de manière guère convaincante) sur ses pieds. Ginger Rogers est coincée entre un père ivrogne, une mère pute, une grand-mère maquerelle et une petite soeur monstrueuse, qui se prépare avec ravissement à assurer la tradition familiale. Pour s’y soustraire, la toute jeune Ellie May joue les garçons manqués, jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse de Joel McCrea. Comme toutes les héroïnes de La Cava, elle lui ment pour qu’il la sauve, s’inventant une famille puritaine à cheval sur les principes. Quand il apprend la sordide vérité, son bonheur patiemment construit s’écroule d’un seul coup et le film tourne au cauchemar inextricable. D’une noirceur totale, Primrose Path est plus proche du Mizoguchi de La Rue de la honte que de Capra, c’est un film qui serre le coeur. D’autant plus que La Cava abandonne tout laisser-aller narratif (son péché mignon) au profit d’une logique implacable qui amène son héroïne au bord du ruisseau. S’il adorait les carrosses, La Cava savait que la citrouille n’est jamais loin. Son cinéma n’a cessé d’étudier le glissement imperceptible de l’un à l’autre.
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