Après de longs mois de travail et plusieurs interruptions, Wong Kar- wai a mené à bien « Les Cendres du temps » : un projet fou qui tient à la fois du spectacle épique et de la série B, du genre classique et du cinéma expérimental.
Frères jumeaux des rêveurs mélancoliques de Nos années sauvages ou Chungking express, les personnages embarquent le spectateur dans le dédale du temps et de la mémoire.
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En découvrant Wong Kar-wai avec le virtuose Chungking express, on avait bien sûr été bluffés par un cinéaste inconnu et plastiquement très séduisant. En nous racontant une double histoire, abracadabrante mais d’un romantisme déchirant, le samouraï de Hong-Kong réussissait à nous transfuser la pulsion de sa ville ; surtout, il témoignait d’une invraisemblable liberté formelle, digérant toutes les dernières techniques de l’image dans un espace-cinéma, maniant le cadre, la couleur, le montage et la vitesse avec une dextérité et une rapidité propres à faire passer Irma Vep pour un film des Straub. On ne comprenait pas forcément tout le scénario, mais ce n’était pas grave : il y avait là une force de mise en scène qui balayait tout. La seule interrogation concernant le petit prodige était de savoir s’il serait un one-hit wonder ou un réalisateur long en bouche. Avec Nos années sauvages et maintenant, Les Cendres du temps, on a la réponse : Wong Kar-wai est l’un des cinéastes les plus stimulants du monde, les plus inventifs du moment.
Ce que Les Cendres du temps confirme et accentue, c’est que Wong Kar-wai et le scénario linéaire font deux. Ce que Godard appelle « la loi américaine selon laquelle un scénario débute en A et se termine en Z », Wong Kar-wai ne la connaît pas ou peut-être la connaît-il assez bien pour la fuir à toutes jambes. Les Cendres du temps est un objet très spécial, à la fois spectacle épique et bricolage de série B, saga chevaleresque et traité d’intériorité, arbre bizarre aux racines classiques et aux branches modernes, œuvre mêlant longs blocs séquentiels et plans subliminaux où voix off et dialogues cursifs s’enchaînent comme la mémoire et le passé se fondent parfois dans le présent sans transition, un film splendide auquel on ne comprend parfois rien, un somptueux labyrinthe d’images, de temporalités et de personnages dans lequel il est jouissif de se perdre. Au centre de ce dédale, il y a Feng, un chevalier retiré des bécanes qui tient une auberge dans une zone de collines désertiques. Jadis, Feng a aimé une femme… Feng a un ami chevalier, Yaoshi, qui lui rend visite chaque année, à la saison des fleurs. Lui aussi a connu une passion impossible… Puis, Feng croise d’autres chevaliers, d’autres femmes, d’autres histoires… Très vite, on se retrouve en présence d’une demi-douzaine de chevaliers, de trois ou quatre femmes ; certains ont été amants, d’autres frères et sœurs… Pour démêler la pelote de leurs relations, il faudrait sans doute voir le film trois ou quatre fois : il y a trop de monde, ils se ressemblent tous et les différentes histoires défilent beaucoup trop vite. A côté, l’intrigue du Grand sommeil semble être signée Jean-Loup Dabadie. Sauf que chez Wong Kar-wai comme dans le classique de Hawks, ce n’est évidemment pas le déroulement du scénario qui compte. Dans l’un des premiers plans du film, Feng est cadré à travers un rideau de lin qui balance au vent, découvrant et voilant tour à tour son visage. Si ce rideau figure un écran, et son balancement l’alternance lumineuse d’une caméra, on peut voir chaque histoire de Feng comme une représentation mentale, un bloc de mémoire régurgité, un petit film construit sur ses souvenirs et son imaginaire, sur ce qui s’est passé et sur ce qui aurait pu se passer. Le film s’ouvre et se boucle sur la même scène pendant laquelle Feng et Yaoshi boivent ensemble un vin magique. Ce breuvage a peut-être les mêmes propriétés que l’opium de Noodles dans Il était une fois l’Amérique : une clé qui ouvre en grand les vannes de l’imaginaire, un formidable pourvoyeur de fiction, un incomparable outil romanesque. Déclenchée par la parole de Feng, narrateur tout-puissant, chaque séquence des Cendres du temps déboule comme des souvenirs se bousculant dans le crâne d’un homme ruminant son passé. Illogique, fuyante, insaisissable comme tout ce qui passe par la pensée, la mémoire humaine n’a rien de comparable avec l’ordonnancement d’un scénario. La construction tordue des films de Wong Kar-wai (les flash-backs arrivent sans prévenir, les différentes strates du passé affleurent dans le présent…) est consubstantielle à son pouvoir de nous faire pénétrer dans des paysages mentaux.
Les personnages de Wong Kar-wai sont toujours des romantiques, des rêveurs ; le cinéaste s’est toujours intéressé à leurs pensées plutôt qu’à leurs actes. En témoigne sa gestion particulière de l’action dans l’économie générale des Cendres du temps : voilà un « wu xia pian », un film de chevalerie chinoise où les scènes de combat doivent totaliser deux minutes au grand maximum ! Fulgurantes, filmées, montées et chorégraphiées avec une virtuosité affolante, leur brièveté semble néanmoins indiquer que Wong Kar-wai s’est débarrassé de ces scènes comme d’une corvée, les incluant uniquement par souci de conformité minimale au genre. Car de fait, sous les kimonos et derrière les sabres battent les cœurs d’êtres taillés dans la même étoffe que ceux de Chungking express ou de Nos années sauvages : des mélancoliques incurables qui n’en finissent pas de ressasser leur passé ou de se projeter dans l’avenir, incapables de jouir du présent. Le sujet primordial de Wong Kar-wai est sans doute le temps. Dans Chungking express ou Nos années sauvages, les narrateurs tentaient de capturer le temps : « Je l’ai rencontrée à quinze heures précises. A quinze heures sept, je l’embrassais », etc. Ils consignaient l’horaire exact des événements balisant leurs rencontres amoureuses, comme pour conjurer le travail inexorable du temps, le savoir intime et douloureux qu’à peine commencée, une histoire d’amour roule vers sa fin. Un personnage de Chungking regardait les avions, projeté dans une fuite en avant, un désir d’exil encore plus fort que la femme qu’il étreignait au même moment. Le Yuddy de Nos années sauvages sagouine ses liaisons parce qu’il est aspiré par une autre quête celle de sa vraie mère , parce qu’il est « un oiseau sans pattes », condamné à voler, la pause signifiant pour lui la mort. Dans Les Cendres du temps, Feng et Yaoshi sont plus vieux. Au lieu de se projeter vers l’avenir, ils se tournent vers leur passé, mais c’est pareil : la recherche du temps perdu leur déchire le cœur. C’est pour ça qu’il importe peu de se repérer complètement dans le labyrinthe narratif du film. Wong Kar-wai ne raconte pas d’histoire, il projette des sensations, des sentiments, toute une petite musique du pincement au cœur qui se résume à ceci : des hommes ont aimé des femmes ; ils n’ont pas su prolonger ou protéger leur histoire ; depuis, ils vivent avec leur douleur, leurs regrets, leur nostalgie, tatoués au fer rouge dans leurs tripes et leur tête, leur impuissance face à un passé qu’ils ne peuvent ni refaire ni effacer. Dès lors, il importe peu d’identifier chacun des chevaliers : dirigés, manipulés, racontés par Feng, ils ne sont peut-être que des projections mentales de lui-même, le résultat d’un dédoublement infini. Comme Feng, Yuddy et les autres sont des projections de Wong Kar-wai, un cinéaste qui n’arrive pas à conjuguer ses films au présent de l’indicatif, préférant l’imparfait, le passé recomposé, le futur antérieur ou le conditionnel futur. Ses « il était une fois… » sont inséparables des « il aurait pu être une fois… ». Wong Kar-wai est consumé par le passage du temps. Du passé, il ne lui reste qu’un amer goût de cendres.
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