Avec sa dernière pièce, la dame de Wuppertal nous offre en héritage une somptueuse ode à l’amour.
Une main se dérobe, des lèvres se détournent, un corps s’efface… Il suffit de quelques gestes infimes pour que ce qui arrive sur le plateau débonde l’enfoui de nos souvenirs et réveille l’à vif de nos blessures amoureuses.
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La danse de Pina Bausch fonctionne dans ces reflets fugaces et se joue en miroir de nous-mêmes. Jusqu’au vertige, elle témoigne d’une solitude qui n’est jamais aussi grande qu’à l’instant où l’on s’approche au plus près du partage de l’intime à travers nos corps à corps avec l’autre. Se positionnant à cet endroit précis où notre désir d’aimer croise notre besoin de consolation, Pina Bausch ose nous offrir depuis toujours le spectacle de notre propre mise à nu… et dans la lucidité de son incroyable cruauté, sa danse parle alors à chacun d’entre nous.
« …Como el musguito en la piedra, ay si, si, si… » (Comme la mousse sur la pierre) est sa dernière pièce, elle trouve son inspiration dans une résidence de la troupe au Chili en 2008. Crée au Tanztheater de Wuppertal le 12 juin 2009, elle précède d’une quinzaine de jours le décès de la chorégraphe. Un ultime message où Pina Bausch persiste à honorer l’amour dans tous ses états. Alors, et comme si de rien n’était, s’abandonner sans tristesse à sa magie devient la seule règle de conduite.
Dans la magnifique scénographie de Peter Pabst, le plateau, vaste étendue blanche, se craquelle en larges morceaux sous la mystérieuse action d’une respiration venue des profondeurs de la terre. Comme on danse sur un volcan, des femmes en longues robes de soirées multicolores et des hommes en costumes stricts s’aventurent sur les territoires périlleux de cette carte du tendre agitée de mouvements. De marivaudages cruels en badinages frivoles, l’élégance inégalée de la troupe a de quoi redonner du courage à tous les amants de la terre.
Affronter l’autre encore et toujours pour que le rire et le plaisir équilibrent joyeusement les plateaux de la balance sans contrarier l’émotion à fleur de peau et les larmes qui perlent. D’un duo fulgurant entre Silvia Farias Heredia et Damiano Ottavio Bigi à un solo sublime de Dominique Mercy, d’un beckettien jeu de cordes entre Rainer Behr et Tsai-Chin Yu à cette chenille formée au sol où chacun s’épouille joyeusement, les images se superposent comme les morceaux d’un puzzle où chaque pièce contient sa part de vérité. Traversées du plateau et courtes saynètes répondent à une bande son mixant tout azimut le trip hop de Kruder & Dorfmeister à Deja la vida volar (Laisse voler la vie) de Victor Jara.
Au tout début du spectacle, c’est une jeune femme à quatre pattes qui ouvre le bal en aboyant comme un chiot ayant perdu son maître. C’est sur elle qu’au final les dernières lumières se concentrent avant que le noir soit fait. On l’avait oubliée, abandonnée au grotesque de son désespoir, mais c’est à travers elle que Pina Bausch signe sa pièce, un ultime crochet à nos idées reçues qui nous laisse abasourdi, le cœur en mille morceaux.
Patrick Sourd
Como el musguito en la piedra, ay si, si, si… (Comme la mousse sur la pierre) mise en scène et chorégraphie Pina Bausch, Théâtre de la ville, Paris
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