Concept venu d’outre-Manche, la dystopie se décline au CAPC de Bordeaux.
Après l’utopie, après l’hétérotopie, bienvenue en dystopie. Alors que l’invention foucaldienne – ces fameuses hétérotopies censées permettre la géolocalisation et le transfert d’utopies réputées volatiles et apatrides – continue de nourrir nombre d’artistes contemporains, on assiste depuis quelque temps à la propagation de ce nouveau concept venu d’outre-Manche : la dystopie s’enracine en effet dans l’imaginaire anglo-saxon et se conçoit comme une utopie inversée.
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Parmi les traductions célèbres de cette tendance, les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift et 1984 de George Orwell comptent encore parmi les principaux référents. Dans un cas comme dans l’autre, une forme d’anomalie institutionnalisée semble régir les sociétés décrites.
Alors qu’elle est considérée comme problématique par certains, qui croient déceler dans la dystopie un penchant réactionnaire pour le statu quo, c’est une lecture fertile qu’Alexis Vaillant en livre actuellement au CAPC de Bordeaux. Inspirée par les écrits du critique d’art et écrivain de science-fiction américain Mark von Schlegell, avec qui Vaillant cosigne l’exposition, Dystopia se conçoit comme une « fable philosophique », un conte contemporain qui commence mal mais laisse deviner une chute plus clémente.
« Du chaos naît l’ordre »
De l’instabilité originaire de la communauté dépend la survie du corps social, affirmait récemment le philosophe italien Roberto Esposito dans Communauté, immunité, biopolitique (Prairies Ordinaires), dans lequel il s’inquiétait de la contamination du « paradigme immunitaire » et de cette fâcheuse tendance au repli sur soi des sociétés contemporaines. « Du chaos naît l’ordre », confirment aujourd’hui Alexis Vaillant et Mark von Schlegell, qui ont dessiné dans la nef et les galeries latérales du CAPC, plongées pour l’occasion dans une torpeur rougeoyante postapocalyptique, un paysage désolé où chaque oeuvre s’offre pourtant comme une saillie dans cet interminable puits sans fond.
La série de portraits irradiés d’On Kawara, réalisée deux ans après Hiroshima et Nagasaki, borne le versant le plus sombre – mais aussi le plus directement connecté à l’actualité, après Fukushima – de l’exposition. A l’autre extrémité, les no man’s lands lunaires d’Andreas Dobler et le faisceau électro-magnétique de Peter Coffin venu foudroyer l’une des alcôves de l’expo ceinturent les contours flottants et SF de ce continent qu’est la dystopie.
Un nouveau monde
A mi-chemin, c’est à Cancún, cité dystopique par excellence, que Cyprien Gaillard situe son feuilleton mélancolique et éthylique en cinq épisodes, qui fait penser aux romans de Laura Kasischke, où des jeunes filles en fleur issues de la middleclass américaine finissent invariablement dans la gueule du loup.
Ici, sur fond de réminiscences enfantines (la bande-son de Koudlam reprend les accords des Mystérieuses Cités d’Or), on voit de lourds adolescents s’adonner à de monstrueuses séances de binge drinking devant des complexes hôteliers en forme de pyramides. Les raccourcis jouissifs opérés par Cyprien Gaillard offrent sans doute l’un des plus beaux éclairages de cette expo caverneuse où les oeuvres, nombreuses et spéculatives, sont autant de points d’ancrage pour un nouveau monde.
Claire Moulène
Dystopia jusqu’au 28 août au CAPC, 7, rue Ferrère, Bordeaux
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