C’est l’histoire d’une amitié vive, d’une idée culottée, d’un film ludique et profond où Alain Cavalier et Vincent Lindon jouent au Président et au Premier ministre. Rencontre.
Mardi 17 mai, à Cannes, le public de la plus grande salle du palais des Festivals se levait pour applaudir pendant plus de dix-sept minutes le film qu’il venait de découvrir et ses deux principaux auteurs (la preuve en images ici). Quelle oeuvre suscitait un tel enthousiasme ? Le nouveau Terrence Malick ? Pirates des Caraïbes 4 ? Non, un film français à budget modeste, entièrement tourné, filmé, interprété et improvisé par deux hommes avec une petite caméra HD Sony : le cinéaste Alain Cavalier, 79 ans, et l’acteur Vincent Lindon, 51 ans. Un bon quart d’heure pendant lequel les deux hommes, visiblement très émus, ont apprécié à quel point ils avaient réussi leur coup.
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De quel coup s’agit-il ? Le réalisateur et son acteur se filment l’un l’autre. Cavalier joue le président de la République ; Lindon, son Premier ministre. Aucun technicien sur le plateau, deux décors principaux (les appartements des deux zigues), deux costumes, deux chemises blanches et deux cravates sombres. Quelques amis (le producteur, son chauffeur, une bellesoeur, un cousin) jouent des seconds rôles passagers et souvent non-identifiés.
Par la même occasion, un réalisateur reconnu par ses pairs comme un des maîtres du cinéma à la première personne y devient pour la première fois de sa vie acteur, et un acteur de renom y prend pour la première fois de sa carrière la place d’un réalisateur ou d’un cameraman. Cet exercice avec contraintes imposées mériterait à lui seul qu’on crée une sorte d’OuCiPo (Ouvroir de Cinéma Potentiel), sur le modèle du gang littéraire fondé par Raymond Queneau avec ses amis Georges Perec, Jacques Roubaud, etc.
Dans quelle partie du cerveau de Cavalier cette idée a-t-elle germé ?
« J’avais l’impression, après Le Filmeur (2005) puis Irène (2009), de tourner un peu en rond dans mon cinéma très autobiographique, ou plutôt de me heurter un peu trop à ma propre image », explique-t-il.
Mais pourquoi un Président et son Premier ministre ? « Il y a une source très claire à cette fiction. Mon père, qui a commencé à perdre la vue un peu après 40 ans, avait fait installer très tôt un vélo d’intérieur dans sa maison pour garder la forme, après avoir eu quelques accidents en bicyclette sur les routes parce qu’il refusait de reconnaître sa cécité. Un jour – il était déjà âgé et en train de pédaler -, je l’ai entendu crier à travers le mur : ‘Moi aussi, j’aurais pu être président de la République !’ C’est formidable, non ? »
Une phrase qui fait écho à cette scène où Lindon, face caméra, explique que, oui, lui aussi pourrait très bien, dans la vraie vie, être Premier ministre.
« Le pire, c’est qu’au moment où je l’ai dit, je le pensais vraiment, explique Lindon en souriant. Je croyais tout connaître de la schizophrénie du métier d’acteur, mais non, je peux encore me faire avoir. »
Dans Pater, tout tourne autour de la paternité, du pouvoir symbolique ou réel, des luttes entre mâles, du phallus, de la rivalité entre hommes, entre amis : le Président comme père de la nation, comme père du Premier ministre, l’acteur comme fils du réalisateur, l’ami de 79 ans comme père spirituel d’un homme plus jeune que lui…
http://youtu.be/55xAa8Eykrc
Pourquoi Vincent Lindon ?
Pourquoi avoir eu recours à un acteur non seulement professionnel mais célèbre ? Depuis trente ans, Cavalier les avait bannis de son cinéma, par choix, par goût. « En réalité, précise-t-il, dès le premier jour du tournage de mon premier film, Le Combat dans l’île (1962), quand Romy Schneider s’est présentée devant moi toute maquillée, j’ai ressenti l’anormalité de la situation, ou plutôt que les acteurs professionnels, ce n’était pas pour moi. C’est difficile à expliquer, mais j’avais l’impression qu’ils prenaient un pouvoir qui était le mien. Par exemple, toute ma vie je me suis battu, avec succès, pour qu’aucun acteur, même une vedette, ne soit mieux payé que moi sur un plateau. Sinon, c’est anormal. Et puis, sur un tournage, beaucoup d’acteurs jouent pour l’équipe technique. Il m’est même arrivé de voir des techniciens applaudir à la fin d’une prise. C’est inconcevable pour moi ! »
Le dernier de ces professionnels était Jean Rochefort, dans Un étrange voyage (1981).
« Rochefort et moi avions le même âge, 50 ans. En jouant avec un acteur de 50 ans aujourd’hui, j’ai eu l’impression de rajeunir à son contact. En échange, je lui donnais l’occasion de tourner dans un cinéma différent. »
Pourquoi ce renoncement à sa promesse ? Déjà, dans Irène, Cavalier avouait sa fascination de toujours pour Sophie Marceau – à travers une photo de l’actrice punaisée dans un de ses placards et à qui il parle souvent. Que s’est-il donc passé ? La réponse tient en un mot : amitié.
Tout commence par une rencontre fortuite il y a dix ans dans une rue de Saint-Germain-des-Prés à Paris (anecdote racontée dans le film), sans doute la rue du Bac. Lindon se balade avec un ami quand il reconnaît Alain Cavalier qu’il admire depuis Thérèse (1986) – Catherine Mouchet, son interprète principale, est par ailleurs originaire d’Etretat, comme la famille Lindon, et les deux familles ont perpétué des liens d’amitié depuis cent ans.
Il va lui parler. « Ça me rendrait vraiment triste si dans ma carrière, je n’étais pas un jour filmé par vous », dit Vincent Lindon à Alain Cavalier, tout en précisant qu’il n’a jamais demandé à un réalisateur de travailler avec lui.
A l’époque, Lindon le sait parfaitement, Cavalier est connu pour avoir « laissé tomber » le métier et décidé de tourner des films seul avec sa caméra après avoir mené une carrière de réalisateur plus classique, commerciale et brillante. On dit qu’il est en train de filmer un de ses amis qui a accepté de perdre 45 kilos devant sa caméra (ce sera René, sorti en 2002). Cavalier (Lindon saura bien plus tard que le cinéaste avait apprécié l’expression « être filmé par vous » plutôt que « faire un film avec vous ») lui fait la réponse suivante :
« Ecoutez, je crois que je ne retravaillerai jamais avec des professionnels. Mais si je devais un jour en filmer un, ce serait vous. Ça peut paraître un retour de compliment mais je le pense vraiment. »
Un projet bâti sur une amitié
Sur le moment, Lindon est partagé entre la fierté et le doute. Mais les deux hommes se revoient à intervalles de moins en moins espacés. Vont chez l’un, chez l’autre, boivent des cafés, traversent tout Paris à pied pour se raccompagner dans le XVIe ou dans le VIe ou pour aller voir un classique hollywoodien à l’Action Christine. Ils se confient.
Lindon, qui a perdu son père « trop tôt », se sent des atomes crochus avec Cavalier : « Quand il était jeune, il formait une bande avec d’autres, ils buvaient, faisaient la fête… Je crois qu’il se reconnaît un peu en moi. Avec lui, on parle de tout : femmes, football, Castel, mon oncle Jérôme Lindon, Deneuve ! Il connaît tout sur la littérature et sur l’art : c’est Malraux, pour moi ! Et puis tout l’amuse, mes joies comme mes peines. Tout l’intéresse. C’est un peu le père qu’on rêverait tous d’avoir… »
Nous pourrions ajouter qu’ils ont aussi en commun d’être, pendant les interviews, très concentrés et attentifs à tout ce qui les entoure : une bague à votre doigt, une femme seule qui pleure à la table voisine, ce que vous lisez, ce que vous pensez…
De son côté, Cavalier s’est toujours heurté à une figure paternelle très dure (son père était haut fonctionnaire). Les deux hommes en mal de père donc, et peut-être de fils puisque chacun est père d’une fille unique, se téléphonent, se parlent, se racontent, boivent des coups dans les bars des palaces parisiens. Et puis un jour de 2007, avec discrétion, Cavalier annonce à mots couverts la possibilité d’un film :
« Ecoutez, Vincent, j’ai eu hier une idée à propos de vous. Je me suis vu vous filmant. Je ne sais pas comment. Si ça se trouve, ça ne se fera pas du tout. Mais je voulais vous le dire, j’ai eu une petite pensée… »
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