Gary Oldman, acteur-vedette international, se replonge dans son enfance pour réaliser un premier film dédié à son père. Avec Ne pas avaler, qui raconte l’autodestruction d’une famille de prolos anglais pour cause de misère financière et affective, il trouve le juste équilibre entre réalisme et stylisation. On entre dans le premier film réalisé par Gary […]
Gary Oldman, acteur-vedette international, se replonge dans son enfance pour réaliser un premier film dédié à son père. Avec Ne pas avaler, qui raconte l’autodestruction d’une famille de prolos anglais pour cause de misère financière et affective, il trouve le juste équilibre entre réalisme et stylisation.
On entre dans le premier film réalisé par Gary Oldman comme en terrain familier. On connaît ce genre de salle bruissante, cette atmosphère bruyante, enfumée, ces hommes aux trognes burinées et aux accents forts (comme on dit en France un fromage fort), cet agglomérat de types mal fagotés braillant de mauvaises blagues, cette pâte humaine suintante, rotante, tanguante on a déjà rencontré ces gens et ces ambiances chez les tauliers Ken Loach ou Stephen Frears. Bref, on a vu de la lumière chez Gary Oldman, on est entré et on s’est retrouvé dans ce bon vieux pub du cinéma social anglais, à la table réservée du prolétariat fort en gueule. Se retrouver ainsi en territoire bien balisé, c’est à double tranchant : il y a d’un côté le confort de retrouver certaines habitudes, des gestes, des mots, des visages familiers ; mais d’un autre côté, il y a le risque de la lassitude, l’ennui de se voir refiler les mêmes vieux plats. L’intérêt consistera donc à voir si le tavernier Oldman propose des aménagements personnels à sa cuisine anglaise traditionnelle, et comment il s’y prend. Dans la foule du pub, on s’approche plus particulièrement de deux types occupés à beugler leurs vannes grivoises : Ray et Billy. Deux pochards de première, deux chômeurs vivant d’arnaques et combines diverses, deux âmes en perdition qui s’arriment l’une à l’autre comme des naufragés à une planche de radeau pourrie. On va aussi faire la connaissance des proches de Ray, dans une nouvelle version des éternelles antiennes « Famille, je vous gerbe » ou encore « Mon père, ce zéro ». Il y a donc Valérie, épouse de Ray, Janet, la mère de Valérie et belle-doche de Ray, la grand-mère, la petite fille, et puis un squatter satellite, Mark, le jeune frère de Valérie. Tous ces gens s’aiment. Ray tabasse Valérie régulièrement et consciencieusement. Il en profite aussi pour insulter copieusement la belle-mère quand celle-ci se pique de défendre sa fille… Plus retors : Ray, qui survit de petits trafics de dope, menace violemment le frère junkie de Valérie parce que celui-ci ne peut pas lui payer la poudre. Non seulement Ray vend à son jeune beau-frère de quoi l’empoisonner lentement et sûrement, mais il est prêt à le crever encore plus vite pour de minables sommes d’argent.</Dope, pauvreté, coquards, alcool… Lu comme ça, sèchement, ça pourrait ressembler à un best-of calamiteux de la misère sur terre, une grande jam naturaliste et humanitaire entre MC Loach et les Fabulous Zola Remix. Pourtant, il n'en est rien et Oldman réussit à éviter les pièges les plus grossiers de son matériau casse-gueule. D'abord parce que le réalisateur a réussi à trouver une bonne distance de regard : sa caméra circule librement autour des protagonistes, construit les plans sans horizon, l'espace confiné dans lequel ceux-ci s'enferrent et se (dé)battent, n'hésite pas à affronter la durée d'un plan-séquence quand la situation l'exige (voir la terrible scène où Ray saccage son appartement en touchant le fond du désespoir et de la haine de soi), obéit aux pulsations du cinéma plutôt qu'au quadrillage du scénario. « Je voulais que ce film ne fasse pas cinéma, explique Gary Oldman, que ça ne fasse pas scénarisé ; je souhaitais que ce soit bordélique, imparfait, que ça coule comme la vie. Le film n’a pas de résolution, le personnage mauvais n’est pas puni à la fin, parce que la vie est comme ça, elle n’a pas toujours de fin bouclée. »
Ni clip esthétisant la misère ni pseudo-reportage revendiquant le réel à coups de gros grain d’image et de caméra à l’épaule, la mise en scène d’Oldman qui cite Rossellini et Cassavetes parmi ses influences a trouvé le juste équilibre entre réalisme et stylisation. Comme dans Meurtre d’un bookmaker chinois qu’Oldman a montré à son équipe, Ne pas avaler privilégie les tons sombres, les lumières entre chien et loup : c’est aussi un film de la nuit. Ensuite, il y a les acteurs, équitablement répartis entre professionnels et purs amateurs, absolument prodigieux d’intensité, de force intérieure et de vérité. Eux sont dans un jeu naturaliste, mais « on y croit » vraiment et sans penser « performance ». Si le prix d’Interprétation obtenu par Kathy Burke à Cannes rappelle que les femmes sont ici les véritables héroïnes de l’histoire, il doit néanmoins rejaillir sur l’ensemble de cette troupe d’acteurs fumante. Enfin, il est clair qu’Oldman sait de quoi il parle : si ce critère n’est pas nécessaire et suffisant en matière de cinéma (Scorsese ou Coppola ne sont pas mafieux, par exemple), il n’empêche que quand on se pique de filmer la classe ouvrière, mieux vaut bien connaître le milieu pour éviter le malentendu caricatural ou la vision ethnographique. « C’est un film semiautobiographique, confie Oldman. Il y a un peu de moi dans tous les personnages. Ray est un cocktail de fiction et de plusieurs personnes que j’ai connues. Ce film est une sorte de lettre d’amour à ma famille. Dans toutes les familles, il y a des conflits. Quand un parent meurt, ces conflits restent en suspens, sans réponse. On peut en garder du ressentiment, de l’aigreur en soi. Ce film est une façon de pardonner, de dire « Où que tu sois, je te pardonne. »
Ne pas avaler fonctionne ainsi parce qu’on y sent l’émouvant retour d’un acteur célèbre celui-là même qui s’était révélé en interprétant Sid Vicious, l’un des prolos anglais les plus connus vers son enfance et ses racines.
Oldman avait d’ailleurs tellement envie de se replonger dans la saumure de ses origines prolos que cela occasionne notre seule réserve sérieuse : le film est parfois un peu longuet et répétitif. Mais finalement, la grande supériorité de Ne pas avaler sur les « oeuvres sociales » d’un Ken Loach, c’est son absence de discours idéologique surplombant. C’est essentiellement sur ce point qu’Oldman marque sa différence avec son célèbre aîné : sa mise en scène observe et enregistre de terribles secousses, mais elle ne juge pas. Tous les personnages ont droit à leur pleine existence de fiction même Ray, ce monstre en puissance, échappe à la caricature parce qu’Oldman réussit à faire affleurer sa part d’humanité. « Mon expérience me dit qu’il y a de la bonté chez les gens. C’est très facile de juger, de pointer les défauts chez les autres… Beaucoup de gens sont violents parce qu’ils souffrent, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont fondamentalement mauvais. Je voulais montrer un homme violent, macho, chauvin, mais qui est aussi une victime. Cet homme, enfant, avait seulement besoin qu’on l’embrasse, besoin de se sentir aimé. C’est la tragédie de Ray. Je ne voulais pas le sauver ou l’excuser, mais montrer ces ambiguïtés, sa part monstrueuse et sa part certes plus cachée, plus enfouie lumineuse. C’était une ligne très étroite, très subtile. »
Après, bien sûr, dans le hors-champ du film, on peut toujours se dire que les prolos en chient des briques, qu’ils sont avant tout victimes de la violence du système économique libéral, que la société postindustrielle est sans pitié pour ses esclaves, etc. Tout cela, c’est éventuellement le spectateur qui y réfléchit, pas le cinéaste qui l’impose. « C’est un film politique, même s’il n’en parle pas directement. Le film dit aussi « Qu’est-ce qu’on a merdé, en tant que nation anglaise… » Les personnages comme Ray ou Mark ne votent pas, mais ils sont en colère. » Ne pas avaler, c’est aussi et surtout ne pas avaler les couleuvres de la morale en lettres majuscules. C’est dans cette autonomie de mouvement et de jugement laissée au spectateur que Gary Oldman échappe à la sociologie et touche au cinéma.
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