Un romancier a-t-il le droit de dévoiler l’intimité de ses proches ou de faire tenir à ses personnages des propos racistes ? A l’heure où les procès se multiplient, deux livres se penchent sur la responsabilité des écrivains.
Flaubert, Baudelaire, PPDA, même combat ? Comme ses illustres prédécesseurs, le journaliste-écrivain se retrouve aujourd’hui sur le banc des accusés. Flaubert et Baudelaire étaient poursuivis pour outrage aux bonnes moeurs. PPDA, lui, est assigné en justice par son ancienne maîtresse pour atteinte à la vie privée. Agathe Borne, l’ex, clame s’être reconnue sous les traits peu flatteurs d’un personnage qualifié de « traînée » et de « pute », dans le chef-d’oeuvre pépédéesque Fragments d’une femme perdue paru en 2009. On notera, au passage, le savoureux paradoxe qu’il y a à prétendre se reconnaître dans un roman tout en expliquant que ce que raconte le livre est faux.
Evidemment, PPDA n’est pas Flaubert. Encore moins Baudelaire. Mais son procès pose la même question que ceux de Madame Bovary ou des Fleurs du mal : l’écrivain a-t-il le droit de tout dire ? L’obscène, l’intimité de personnes réelles, la violence, le racisme ? Cette interrogation est au coeur de La Responsabilité de l’écrivain, le dernier livre de l’historienne et sociologue Gisèle Sapiro.
Littérature, droit et morale : des relations complexes
Dans sa somme exigeante, quoique parfois peu digeste, Gisèle Sapiro retrace l’histoire des relations complexes et conflictuelles entre la littérature, le droit et la morale, et illustre son propos par des exemples de procès littéraires (Chénier, Béranger, Baudelaire ou encore Mathieu Lindon pour Le Procès de Jean-Marie Le Pen). Les motifs de méfiance à l’égard des livres n’ont cessé d’évoluer.
Investis d’un pouvoir considérable, plus fantasmé que réel, les livres furent accusés tour à tour d’avoir inspiré la Révolution française (les écrits de Voltaire et Rousseau), de corrompre les esprits (surtout ceux des femmes, ces faibles créatures) avec des scènes pornographiques ou encore de porter atteinte à la nation. Sartre est allé encore plus loin en assimilant les écrits à des actes et en assignant ainsi à l’écrivain une responsabilité écrasante. C’est dans cette logique que Simone de Beauvoir a pu écrire cette phrase glaçante au sujet de Brasillach : « Il y a des mots aussi meurtriers qu’une chambre à gaz. »
Mais peu à peu, le champ littéraire s’est émancipé des questions morales, politiques et religieuses pour accéder à une certaine autonomie. Aujourd’hui, par exemple, les auteurs ne sont plus traînés au tribunal pour menace à l’ordre établi ou offense à la pudeur (même si l’affaire Rose bonbon, roman accusé en 2002 de faire l’apologie de la pédophilie, prouve que l’ordre moral a de beaux restes). Pourtant, les écrivains n’ont pas déserté les prétoires. Loin de là.
Mais à l’ère de l’individualisme et de la pipolisation, ils sont poursuivis, à l’instar de PPDA, pour atteinte à la vie privée : Camille Laurens par son mari, Christine Angot menacée de procès par l’ex de son mec… Dans son Petit traité de la liberté de création, l’avocate Agnès Tricoire montre que la censure n’a pas disparu et livre un plaidoyer revigorant en faveur d’une liberté de création quasi illimitée.
La fiction, insiste-t-elle, constitue un discours à part :
« Un personnage de fiction homophobe, machiste ou raciste n’a pas le même effet sur le réel que lorsque c’est le ministre de l’Intérieur qui tient des propos racistes. »
A partir du moment où le dispositif formel de l’oeuvre signifie clairement qu’il s’agit d’une fiction, les faits représentés ne peuvent être confondus avec les faits eux-mêmes.
En 2011, il faut malheureusement encore rappeler ce genre d’évidences. Preuve que les esprits ont peu évolué depuis le XIXe siècle, et que le pouvoir de la fiction continue à faire peur.
Elizabeth Philippe
La Responsabilité de l’écrivain de Gisèle Sapiro (Seuil), 750 pages, 35€ Petit traité de la liberté de création d’Agnès Tricoire (La Découverte), 300 pages, 20€