Lost angeles. Après The Doom generation, Gregg Araki, le cinéaste déviant de Los Angeles, sort définitivement de l’underground avec Nowhere, parodie bête et méchante des sitcoms. Où il imprime de façon éclatante ses visions acides sur l’adolescence perdue de la Mecque californienne. “ Ça fait longtemps que je t’ai pas vue, lui dis-je. Ouais, […]
Lost angeles. Après The Doom generation, Gregg Araki, le cinéaste déviant de Los Angeles, sort définitivement de l’underground avec Nowhere, parodie bête et méchante des sitcoms. Où il imprime de façon éclatante ses visions acides sur l’adolescence perdue de la Mecque californienne.
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« Ça fait longtemps que je t’ai pas vue, lui dis-je.
Ouais, j’suis pas beaucoup sortie récemment.
J’ai rencontré quelqu’un qui te connaît.
Qui ça ?
Evan Dickson. Tu le connais ?
Je sors avec lui.
Ouais, je sais. C’est ce qu’il m’a dit.
Mais il baise avec un mec, Derf, qui va en fac à Buckley.
Oh !
Ouais, oh !, fit-elle.
Et alors ?
C’est tellement typique.
Oui, dis-je, c’est vrai. »
Moins que zéro (1985) de Bret Easton Ellis.
« Marcus est à l’hosto : son trou du cul s’est décollé ! »
Dans Nowhere, le Nippo-Californien Gregg Araki reprend et prolonge avec panache les choses où Bret Easton Ellis les avait laissées il y a une décennie avec sa description désabusée de la jeunesse huppée de Los Angeles. Mais ici, pas de trace du spleen romantique qui avait ponctué les années no-wave/cold-wave. Le constat d’Araki sur le vide mental et spirituel de cette catégorie de la population de la Côte Ouest est nettement moins mélancolique, plus stylisé, que celui de son collègue écrivain, voire doublé d’une certaine euphorie, naturellement liée à une stimulation chimique forcenée.
Avec Nowhere, on est passé de l’autre côté de l’arc-en-ciel du Magicien d’Oz, dans un pays de cocagne implosé aux apparences outrageusement ludiques et bariolées, qui reprend certaines données esthétiques des années 60 en les poussant au comble de leur artificialité, donc de leur vacuité absolue. Un nihilisme allègre bercé par une bande-son « inrockuptible » (des Chemical Brothers à Sonic Youth en passant par Radiohead), le tout émaillé par des joutes sexuelles flirtant avec le sadomasochisme plus ou moins léger qui a pignon sur rue de nos jours : bondage, piercing et plus si affinités…
Le film relate les déambulations, distractions, papotages et micro-intrigues amoureuses d’un groupe d’adolescents décadents. En tête, Dark et sa petite amie Mel, qui a elle-même une petite amie nommée Lucifer, plus toute la ribambelle de leurs joyeux petits camarades : Montgomery, Kriss (Chiara Mastroianni !), Kozy, Zero, Alyssa, Dingbat, Egg, Cowboy, Bart, Handjob, Shad, Ducky, Elvis, Zoe… Une bande de beaux et jeunes tourtereaux de la classe moyenne de LA, étudiants en « catastrophes thermonucléaires » ou en « sexologie humaine » (sic), artistement décoiffés, maquillés et sapés, qui se croisent, se recroisent, s’échangent, se mélangent. Bref, le nec plus ultra de la superficialité urbaine du monde occidental.
Un sitcom punk on y crache, gerbe, sniffe, pisse le sang, se suicide , caricature avouée de la série Beverly Hills, où Araki intègre la bêtise comme un élément critique. Il va même jusqu’à utiliser des stars de ces séries bon teint, dont Beverly Hills précisément : on retrouve par exemple la célèbre Shannen Doherty du feuilleton dans une brève apparition, hilarante. Elle fait partie d’un trio de commères de son âge avec Traci Lords, ex-star porno , désintégrées sous les yeux du héros lymphatique, Dark, par un alien façon Godzilla qui hante le film : il ne reste des trois filles que leurs appareils dentaires fumant sur l’asphalte… Un des héros d’Alerte à Malibu (Jason Simmons) figure aussi dans l’histoire. Araki s’ingénie à détruire l’image proprette de la star adulée de la télé, en montrant l’envers du décor : le beach boy aux dents blanches se révèle un sadique violeur d’adolescentes. Dérision de la culture télévisuelle, donc, des feuilletons populaires aussi bien que de la myriade de charlatans de la religion qui rackettent et gangrènent les cerveaux ramollis des Américains. Mais ce n’est pas tout. Cette comédie hyper-distanciée, qui déglingue les faux-semblants de la culture populaire et joue avec virtuosité sur les signes et les symptômes de la dernière mode comportementale et vestimentaire, est par la même occasion une oeuvre formellement très élaborée avec une grande pureté picturale, des couleurs pimpantes et acidulées, un montage décapant. Adepte du style MTV, de celui des pubs et des séries dont il se gausse, Araki malaxe, stylise jusqu’à l’épure ces éléments originels, à la manière des grands artistes du pop-art qui portaient un regard cynique sur la société de consommation, mais en même temps l’ennoblissaient en faisant de ses artefacts industriels des icônes. On trouve d’ailleurs une référence explicite et un hommage désopilant à l’un des plus célèbres tableaux de Warhol : lors de la seule scène de violence, « graphique » comme disent les Américains, le macho Elvis tabasse hystériquement un dealer avec une boîte de Campbell’s tomato soup, jusqu’à ce que le sang gicle et se mêle à la sauce tomate…
Film pop parfait, Nowhere est dans le fond une tragédie : les parents hurlent grotesquement leur désespoir au téléphone quand leur fille violée ou leur garçon junkie se suicident. Gregg Araki dresse un tableau exhaustif de la perte de sens et de réalité qui envahit une société égarée dans sa recherche aveugle et compulsive du plaisir. Plaisir auquel participe indéniablement le spectateur-voyeur, grâce à la dynamique narrative, musicale et visuelle de Nowhere, sa perfection plastique, sa drôlerie cinglante et pétillante, ses dialogues recherchés, et grâce à son fil rouge narratif : les errances du neurasthénique Dark, interprété par l’acteur fétiche d’Araki, James Duval, sosie croisé de Keanu Reeves et d’Araki lui-même, qui s’exprime avec une voix geignarde digne de l’inénarrable Jay Mascis de Dinosaur Jr.
Chantre de la « génération maudite », le cinéaste transcende largement les clichés antiques attachés au sex-and-drugs-and-rock’n’roll et au plus récent syndrome X-files l’obsession très tendance pour les extraterrestres , avec sa vision aiguë, cocasse et synthétique, dans tous les sens du terme, d’une intensité et d’une force plastique rarement vues jusque-là. Par sa provocation permanente, son humour décalé, son regard marginal sur les codes hollywoodiens, Araki, parfait représentant de la contre-culture actuelle, pourrait devenir le John Waters des années 90. Voir la scène tordante, sorte de condensé du film où, lors d’une party endiablée, pendant que Shad est en train de grimper sa copine contre un mur, sa soeur Alyssa vient lui dire « Papa veut que tu tondes la pelouse demain. » A quoi le frère réplique « Qu’il suce mon lézard de zob ! » Esprit trash à la John Waters, certes, mais dans une version propre et clinique évitant délibérément la saleté et la scatologie de ce dernier qui ne représentent plus la transgression suprême de notre temps. Araki préfère choquer en érigeant la beauté morbide et la joie artificielle comme antidotes à la laideur de notre environnement virtuel et médiatique. Son univers d’extase mécanique et survoltée n’est pas très loin de celui du fascinant Crash de Cronenberg. Un Crash en socquettes fluo, nettement plus fun.
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