Avec beaucoup de culot et de courage, Arnaud des Pallières a relevé dans Drancy avenir le défi le plus difficile qui soit pour un cinéaste : regarder le trou noir de notre siècle qu’est l’élimination des Juifs d’Europe, puis poser la question de la transmission pour les générations futures. Dans un bref et beau texte […]
Avec beaucoup de culot et de courage, Arnaud des Pallières a relevé dans Drancy avenir le défi le plus difficile qui soit pour un cinéaste : regarder le trou noir de notre siècle qu’est l’élimination des Juifs d’Europe, puis poser la question de la transmission pour les générations futures.
Dans un bref et beau texte où il expose les motivations qui ont présidé à la réalisation de Drancy avenir, le cinéaste Arnaud des Pallières précise d’emblée qu’il a 35 ans, qu’il est français et qu’il n’est pas juif. L’âge, parce que c’est celui de la génération qui verra mourir le dernier survivant de la solution finale ; la nationalité parce que Drancy avenir parle uniquement de la participation française au processus d’extermination ; enfin, des Pallières dit qu’il n’est pas juif « parce que force m’est de constater de l’énorme travail qu’il y a à faire pour se tenir devant cet événement fondamental de notre histoire qu’est la destruction des Juifs d’Europe, que cet énorme travail est pour sa plus grande part abandonné aux Juifs eux-mêmes, et qu’il y a là un scandale parce que ce travail devrait être partagé par la communauté tout entière ».
On comprend dès lors que Drancy avenir ne sera pas qu’une simple couche de pellicule supplémentaire et inutile versée à l’épais dossier de la Shoah, tout simplement parce qu’Arnaud des Pallières a mûrement réfléchi avant d’enclencher son premier tour de manivelle. Pour un cinéaste contemporain qui va aborder ce sujet complexe et difficile, se poser des questions de cinéma et penser en termes de contexte historique, cela paraît la moindre des choses… Et pourtant, des Pallières apparaît comme une exception. Il s’est donc demandé comment le cinéma pouvait regarder cette histoire-là et comment pourrait s’opérer la transmission entre les générations futures, quand tous les témoins auront disparu c’est-à-dire en fait, dès demain. Son film offre ainsi quelques propositions, imagine certains éléments de réponse, dans une filiation peu ou prou lanzmannienne.
Drancy avenir est composé de trois récits distincts. Dans un premier temps, on voit des lieux vides, natures mortes et paysages désertés sur lesquels on entend la voix off et fatiguée d’un vieil homme qui désespère de ne pas laisser un témoignage suffisamment fort sur son expérience des camps. Puis on voit des extraits du Marchand de Venise de Welles, une salle de classe bourrée d’étudiants, un prof qui lit solennellement des textes d’Hannah Arendt ou Walter Benjamin. Ce premier mouvement apparaît comme une présentation théorique du film, une mise en place de l’éthique d’un projet dont la fondation prend racine dans la pensée, la pédagogie et la transmission.
Dans le second récit, sans doute le plus troublant et le plus fort, une historienne enquête aujourd’hui sur le camp de Drancy. Il y a cinquante-cinq ans, les Juifs de France étaient temporairement regroupés et internés à Drancy en attendant qu’un convoi les emporte vers Auschwitz. Drancy était un camp situé en France, à quelques kilomètres de Paris, administré par des autorités françaises ; les détenus y étaient convoyés par les bus de la RATP, puis gardés par des policiers français avant d’être remis à la machine de mort allemande toute une France sans doute « virtuelle » si l’on en croit les « historiens » Jospin, Séguin ou Chevènement. Ce Drancy de 1942, on ne le perçoit que dans la bande sonore, à travers des textes de témoignages lus par une actrice. Le cinéaste, lui, ne filme que le Drancy de 1996, une cité HLM habitée par des ouvriers, des gens sans grands moyens qui pour la plupart ne connaissent pas l’histoire de leur immeuble. Pendant que le son nous donne à entendre les cris des enfants déchirant la nuit glaciale de 42, l’image nous montre d’autres enfants jouant tranquillement au foot dans la neige de 96. C’est dans ce décalage entre la bande-son et la bande-image espace conquis par le cinéma moderne que se fait le travail le plus fécond du spectateur. On voit ainsi ce qui rapproche Arnaud des Pallières de Claude Lanzmann : comme l’auteur de Shoah, des Pallières refuse aussi bien la fiction reconstituée façon Spielberg (« soit une utopie naïve, soit un faux délibéré ») que le recours aux documents d’archives. D’abord parce que pour le cinéaste, avoir recours aux archives, à la preuve, c’est accepter la langue de l’ennemi : « Les historiens ont déjà produit des preuves pour les incrédules et certains ne veulent toujours pas croire ? Qu’importe. La solution finale n’est pas une croyance, c’est un fait historique. Accepter de répondre à la demande de preuve, c’est accepter le dialogue avec les négateurs. »
Mais surtout, pour des Pallières comme pour Lanzmann, le présent parle aussi pour le passé. Le ciel, le sol, l’air, les murs du passé sont les mêmes aujourd’hui, surtout dans le cas de Drancy qui n’est pas une ruine, qui a à peine changé. « La meilleure façon d’interroger le passé sans le trahir est de scruter avec acuité ce qui, dans notre monde d’aujourd’hui, porte la trace de ce qui était hier. » Confirmation avec le troublant plan-séquence sur le triage de wagons de marchandises dans une gare de la banlieue parisienne : « J’y ai assisté par hasard, poursuit des Pallières, c’était une scène égarée dans le temps, et elle avait lieu indéfiniment depuis cinquante ans. C’était une image de l’extermination qui avait dérivé lentement, jusqu’à moi, jusqu’à mon présent. Il n’y a aucun sens caché derrière cette image, simplement elle traîne dans notre monde d’aujourd’hui, disponible pour qui veut la saisir. » Si des Pallières filme tout au présent, c’est aussi parce que la blessure béante de la solution finale n’est pas refermée, qu’elle est toujours bien présente et qu’elle va continuer de suppurer dans le flanc meurtri de l’humanité pour les décennies à venir. Il y a bien une humanité d’avant-Auschwitz et une humanité d’après-Auschwitz parce que selon la phrase d’Hannah Arendt, « ces faits ont changé et empoisonné l’air que nous respirons, mais aussi parce qu’ils sont devenus l’expérience fondamentale de notre époque, et sa détresse fondamentale ».
Là où des Pallières se sépare de Lanzmann et apporte sa propre contribution, c’est sur le plan générationnel. Ainsi, là où Lanzmann interrogeait sans relâche une foule d’acteurs de l’époque, des Pallières se place délibérément dans l’après-génération des survivants. En lieu et place des témoins, il convoque donc des textes : philosophiques, poétiques, ou encore témoignages écrits de survivants (Charlotte Delbo, Annette Muller…). Lus par des comédiens, dans une diction retenue et sans pathos, ces témoignages quittent le registre de l’émotionnel pur pour tendre vers une dimension plus littéraire, tout aussi émouvante mais moins doloriste. C’est ce mélange entre la distanciation et le vécu, l’art et l’Histoire qui fait aussi le prix, la force, l’originalité de Drancy avenir. Ce qui nous amène au troisième et dernier récit du film : une relecture poétique d’Au coeur des ténèbres, ce roman de Joseph Conrad où la civilisation remontait aux origines de sa sauvagerie et finissait par se confondre avec elle. Ainsi, si les trois récits ne se rejoignent pas, ils n’arrêtent pas de se croiser, de se répondre, de rimer entre eux. De même que le passé regarde le présent (Auschwitz a changé à jamais l’humanité présente et à venir), de même que le futur regarde le passé (gare aux négateurs et falsificateurs divers qui veulent effacer le passé, transformer l’Histoire), dans le film d’Arnaud des Pallières, la philosophie, l’Histoire et l’art se regardent, s’épaulent et s’éclairent mutuellement. Et selon le cinéaste, aux côtés du champ des historiens, l’art aura aussi son rôle à jouer dans la transmission de l’éternité de l’extermination : « L’art est inquiet de vérité, et en lui trouvant sa forme singulière, il s’exempte de la preuve sans pour autant faillir. »
De fait, des Pallières a trouvé ici une forme singulière qui touche à une part de vérité en se libérant souverainement de l’exigence de la preuve et c’est pourquoi on peut écrire que Drancy avenir est un beau film : pas parce que le cinéaste a artistiquement filmé une neige en noir en blanc tombant sur un faux Auschwitz reconstitué à la virgule près ; il s’agit ici d’une beauté plus profonde et non décorative, au sens où on peut parler de la beauté intérieure d’une personne, une beauté qui découle d’une certaine forme de vérité plutôt que d’une enveloppe visuelle. Drancy avenir se pose (très involontairement) en formidable contre-champ au procès Papon et au climat qu’il génère. Mais c’est aussi une proposition formidablement neuve et pertinente après toutes les Liste de Schindler, tous les musées de l’Holocauste et tous ces documents d’archives qui finissent par se figer à force de s’éloigner dans le temps. Avec Nuit et brouillard et Shoah, Drancy avenir (qui sort le même jour que le dernier Resnais, drôle de collision) est le troisième film important sur la destruction des Juifs d’Europe.
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