La Biennale de Cherbourg célèbre le grand dessinateur américain Will Eisner, précurseur du roman graphique, à travers une exposition exceptionnelle.
“La retraite ? Pour moi, ça concerne les gens qui reposent dans leurs tombes”. Même prononcée sur le ton de plaisanterie, cette déclaration de Will Eisner, tenue quatre ans avant sa mort en 2005, souligne combien, jusqu’au bout, l’artiste américain s’est consacré au développement de la bande dessinée.
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C’est ce que rappelle la dixième édition de la Biennale de Cherbourg (du 28 juin au 29 août) en lui rendant, au musée Thomas Henry, un hommage élégant qui couvre 70 ans de carrière. “Il était toujours partant, très ouvert“, se souvient le galeriste et l’expert scientifique Bernard Mahé qui a bien connu Eisner. “Avec cette exposition, on clôt un cycle qui s’intéressait au médium et aux formes de production de la BD aux Etats-Unis, explique Louise Hallet, la conservatrice du musée. Avec Will Eisner, on part de la presse mais on ouvre sur le roman graphique”. Peu d’auteur·rices peuvent se vanter comme lui, d’avoir à la fois inventé un personnage culte, le Spirit, mais aussi un format, celui du graphic novel, plus littéraire et à la pagination libérée de tout format. Eisner est devenu si influent aux Etats-Unis que lorsque l’industrie de la bande dessinée se réunit pour décerner des récompenses, elle attribue des… Eisner Awards.
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Les aventures du Spirit
Au musée Thomas Henry, la première salle de l’exposition dévoile les planches originales en noir et blanc de plusieurs histoires complètes du Spirit, justicier qui n’a rien à voir avec Superman ou Batman. Sous son masque, on trouve en effet un homme issu de la classe moyenne, Denny Colt, héros d’aventures qui s’inscrivent dans le genre du polar. Entre 1940 et 1952, Eisner joue avec les codes du récit héroïque et utilise des trouvailles formelles toujours efficaces – comme sur cette planche de 1947 exposée dont chaque case adopte la forme d’une cellule de détention, pour mieux nous plonger dans l’atmosphère d’un commissariat. “Eisner cherchait à ce que le lecteur s’identifie à ses personnages et, de ce point de vue-là, le Spirit n’était pas satisfaisant puisqu’il vit des histoires policières assez irréalistes, commente Louise Hallet. Ainsi, au fur et à mesure que l’on avance dans les aventures du Spirit, celui-ci passe complètement au second plan au profit de gens ordinaires”.
L’exposition s’attarde sur un moment clé et inattendu : la rencontre en 1971 entre Eisner et Dennis Kitchen, fer de lance avec Crumb et d’autres de l’underground américain. “Il pensait que plus personne ne se souvenait du Spirit et, là, il découvre que, pour la jeunesse un peu hippie et rebelle, son personnage est subversif, ça le redynamise”. Si bien qu’en 1978, Eisner popularise avec Un Pacte avec Dieu la forme du roman graphique, soit, à l’inverse du comic book bon marché et mal imprimé, un livre au dos carré collé que l’on peut ranger dans sa bibliothèque. A l’époque, Eisner est inspiré par les romans en gravure sur bois de Frans Masereel et Lynd Ward. “Il est aussi très marqué par l’expressionnisme allemand, précise Louise Hallet. C’est quelqu’un qui a toujours essayé de se replacer dans une généalogique artistique. Mais, même si l’esthétique qu’il développe dans ces romans graphiques nous paraît plus moderne, le Spirit était déjà très révolutionnaire dans son traitement”.
Une partie de l’exposition revient sur l’influence qu’il a eue sur Frank Miller, mettant en regard des planches du Spirit avec celles de Sin City. C’est d’ailleurs lors d’entretiens menés en 2007 avec Miller qu’Eisner décrira son public : “Mes lecteurs sont des gens comme moi. Mon meilleur exemple c’est le type de soixante ans qui vient de se faire voler son portefeuille dans le métro”. Au musée de Cherbourg, pas de pickpocket à craindre mais plutôt un émerveillement devant les pièces historiques rassemblées.
L’esprit de Will Eisner au Musée Thomas Henry de Cherbourg-en-Cotentin, jusqu’au 29 août 2021
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