Récit simple en prise directe sur un monde chaotique et énervé, « Goodbye South, goodbye » taille dans le réel comme un géologue avisé. Et laisse au spectateur le soin de décrypter puis de classer ces diamants bruts.
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Comme un explorateur solitaire, Hou Hsiao-hsien va son chemin, de travers mais vers son but, se ménageant une voie dans des territoires vierges. La progression de l’explorateur n’est jamais continue et uniforme mais heurtée, connaissant des avancées rapides, des percées dans l’inconnu, des haltes et des retours. Cheminement en zigzag qui ne doit pas cacher l’avancée réelle, le reflux étant toujours inférieur au flux, et qui permet au découvreur Hou d’être ainsi constamment à sa propre avant-garde, en circuit fermé, expérimentant dans un film ce qui sera le point de départ et le cadre d’un autre.
Comparé à Good men, good women, sorte de manifeste théorique, difficile et noir, Goodbye South, goodbye utilise des voies déjà tracées par d’autres films et apparaît moins aride, plus lisible. C’est surtout le geste reposant qui suit l’effort crispé et en rapporte les fruits. Comme ce n’est pas la difficulté du terrain qui fait la beauté de la marche et comme, au demeurant, il n’est pas de petit chef-d’œuvre, Goodbye South, goodbye, film extasié, n’est que l’étape en pente douce d’une course qui, depuis longtemps déjà, se joue sur les sommets.
Ainsi ce long decrescendo mélancolique sur fond de rock, de jeunesse hébétée et de désastre urbain marque-t-il une halte et fait le point sur le cinéma de Hou et sur Taiwan, ramassant en une forme simplifiée les figures et les préoccupations du maître chinois. Simplifiée en ceci que le film est accessible à l’observateur lointain qu’est le spectateur occidental ignorant des modes narratifs orientaux, et qu’il ne nécessite ni schéma explicatif, ni somme historique sur Taiwan pour être compris réserves souvent entendues à propos du cinéma de Hou Hsiao-hsien, dont le côté chinois casse-tête déconcertait.
Goodbye South, goodbye est donc narrativement simple trois personnages principaux, un seul niveau de récit, des séquences agencées chronologiquement , à ceci près qu’il est, dans la sphère du cinéma, résolument révolutionnaire et que la narration y est toujours à advenir, brouillée par les autres choses du monde, tapie dans l’épaisseur de l’image, glissant entre deux eaux. Car simple ne veut pas dire cristallin et il faut croire Tanizaki lorsqu’il parle du goût des Chinois pour les matières opaques et troubles « qui emprisonnent dans les tréfonds de leur masse des lueurs fuyantes et paresseuses, comme si en eux s’était coagulé un air plusieurs fois centenaire ». Le plan, chez Hou Hsiao-hsien, est comme la pierre chinoise à « la surface brouillée », « comme si son épaisseur bourbeuse était faite des alluvions lentement déposées du passé lointain de la civilisation chinoise ». (Tanizaki, Eloge de l’ombre.)
A l’image du géologue qui perce le sol pour en extraire des carottes des différentes strates compilées, Hou Hsiao-hsien fait des prélèvements sur les lieux de passage de ses élus (Kao, Biam, Patachou), ramenant des images et des sons indifférenciés sous la forme de vastes blocs de réalité filmée. Au spectateur de faire avec ce qui est là, à ce moment-là, de travailler à isoler, à classer les événements, accomplissant le travail perceptif qu’il fait sans cesse dans la vie et de devenir ainsi l’instance fictionnante du film.
Un scénario est comme une opération de raffinage, un passage au tamis de la réalité, une sélection et un ordonnancement d’éléments signifiants ; donc, fatalement, une mise à plat. Soit exactement le contraire du cinéma de Hou. De fait, il ne filme pas son scénario mais filme le monde comme le lieu possible d’un récit, assemblant des fragments qui n’ont pour point commun que de compter dans leurs plis la présence visible des héros.
Ou plutôt des antihéros car Kao, Biam (dit Tête d’obus, et qui présente effectivement une ressemblance avec le yéti) et Patachou n’ont rien de glorieux, même si on les aime beaucoup. De ce qui a réuni ces trois individus, le film ne dit mot : il n’est question du passé des personnages que de manière allusive, mais l’on comprend vite que ce trio n’est que l’avatar communautaire de trois grandes solitudes telles que les villes et ses rencontres incessantes savent en produire : des solitudes sans isolement.
Si Kao, l’aîné et le chef de bande, croit peut-être s’en tirer mieux que les autres dans la mesure où il a des ambitions formulées (ouvrir un restaurant à Shanghai) et une copine (qu’il ne voit pas souvent et qu’il ne veut pas suivre aux Etats-Unis), la situation des deux autres est désastreuse. Patachou est la petite amie de Biam, mais l’immaturité de leur relation laisse des inquiétudes quant à leur intimité surtout lorsqu’on apprend que Patachou a essayé de se suicider à cause d’une ardoise faramineuse qu’elle a laissée dans une boîte à gigolos. Patachou a vraiment un grain, Biam n’est pas très malin non plus, et le fait que Kao ne cherche pas à les quitter en dit long sur leur degré de désespoir. Le trio travaille pour Hsi, brigand local, et entre deux petites arnaques (trafic de cochons, salle de jeu), se consume en gestes bloqués : tir au panier, jeu vidéo, usage compulsif du téléphone cellulaire. Lorsque, dans la promiscuité du studio, ils s’adonnent tous les trois en même temps à leurs activités favorites Patachou pleure en maniant le joystick pendant que Biam lance inlassablement son ballon de basket et que Kao parle au téléphone en dormant , on se dit qu’il est temps pour eux de partir vers le sud. Ce qu’ils font. Là-bas, en rade, ils échappent un temps à l’aliénation de la vie moderne et se livrent à des activités d’un autre temps : cuisiner, faire la fête, donner à manger aux chiens, jouer aux ombres chinoises dans le soleil, faire de la moto. Le film est alors une série d’épiphanies radieuses. La scène de la moto surtout, qu’on souhaiterait interminable, est merveilleuse de farniente motorisé. Mais où qu’ils aillent, ou fuient, leurs trajectoires désordonnées les ramènent toujours à la ville et la campagne taiwanaise n’apparaît plus que comme des poches de verdure poussant dans les interstices du réseau urbain.
De la civilisation survoltée et exténuée dont il est le témoin impassible, Hou dresse un portrait sans acrimonie mais où perce une poignante mélancolie. Filmé dans les lieux mêmes où a été tourné Poussières dans le vent dix ans plus tôt, Goodbye South, goodbye constate que si les montagnes et le petit train sont toujours là, la paysannerie et la vie de lenteur qui va avec semblent avoir cédé la place à une humanité de tripot, de policiers véreux, de petits malfrats, d’agitation. Hou Hsiao-hsien filme le monde comme il se scinde, le progrès qui file sa course frénétique vers un n’importe quoi idéaliste et globalisant, accroissant toujours sa vitesse et sa brutalité et les gens qui ne peuvent plus suivre, les corps qui freinent, lâchent prise, quittent la route.
Goodbye South, goodbye n’est dans la complainte et la condamnation de rien mais s’interroge, non sans inquiétude, sur la possibilité d’une alternative à ce monde énervé. Et collectionne toujours, au cas où, les instants gracieux.
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