Restreinte ou interdite, la fête s’organise en temps de pandémie de manière clandestine. Jusqu’à faire les gros titres et susciter les réprimandes. Rencontre avec ces fêtard·es français·es qui continuent de danser et pour qui la teuf est politique.
C’était un samedi soir. Mais pas n’importe lequel. Le 13 février 2021, veille de la Saint-Valentin et jour de l’anniversaire de leurs neuf ans de vie commune. Tous·tes deux, artistes, il·elles peaufinaient un dossier pour candidater dans un théâtre. “C’était super-tristounet, être là à bosser en ouvrant une bière à deux”, dit-il. Vers 1h du matin, un SMS change la donne. Un ami est à une soirée. “On a vraiment hésité, mais ça arrive de faire ce genre de connerie, non ? Un peu comme prendre le scooter sans casque. Dans le Uber, on s’est dit ‘merde, on ne va pas garder notre masque, si ?’ On avait l’impression de redécouvrir la fête, comme quand on était ados.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ladite fête est relativement énorme compte tenu du contexte sanitaire et d’un couvre-feu alors fixé à 18h. Cent cinquante personnes dans une “maison du bonheur” en proche banlieue parisienne. Là où vivent quatre colocataires. Ce soir-là, alcools et drogues coulent à flots.
Frédéric* se sent mal dans sa peau. “Je ne savais pas quoi faire de mon corps au départ. J’avais ce sentiment d’être un glaçon arrivant dans un bain très chaud !” Les pastis et un DJ-set de hard tech aidant, le presque trentenaire se décoince : “T’es relié aux gens par un truc invisible, comme un essaim d’abeilles. Ça te dépasse. Ce lien collectif invisible, c’est ce qu’on vit dans les clubs, les concerts.” Il précise : “Je n’en suis pas super-fier. Mais on s’est dit que c’était un risque quasi vital à prendre.”
A lire aussi : Comment le clubbing s’adapte au coronavirus
“La fête manque mais on reste consciencieux”
Après plus d’un an de pandémie mondiale et de restrictions sanitaires, parler de fête est devenu plus que touchy. La honte s’installe chez certain·es, les mensonges ou les omissions chez d’autres. On reste vagues. Les prénoms sont changés, les lieux ne sont pas nommés. On aurait presque l’impression de mener une enquête sur de dangereux fanatiques. Et pourtant, les histoires n’auraient – hors de ce contexte extraordinaire – rien de bien exceptionnel. Quoique.
L’interdit, doublé de la culpabilité, triplé de la rareté, garantit à beaucoup de soirées un cachet d’intensité rarement vécu de la même manière dans “le monde d’avant”. Plusieurs interlocuteur·trices parisien·nes affirment par ailleurs que l’enfermement des festivités dans les appartements contribue à faire exploser la consommation de drogues : moins d’activités, plus de limites d’espace, mais aussi plus de facilités à se faire livrer que dans un club ou une salle de concert. Sans parler du besoin de s’évader, voire d’échapper à une déprime tenace, que l’alcool ne parvient plus à faire taire.
“On paie moins cher les consos, la drogue est consommée de façon plus safe, avec un cercle plus bienveillant”, assure Romain*, 32 ans. Comme beaucoup, le jeune homme s’est montré inactif durant le premier confinement avant de lâcher les chevaux au moment de l’été 2020. À la mi-mars 2021, il se retrouve dans une coloc à Poitiers pour une soirée réunissant 90 personnes, de 12h au lendemain matin, avec un live puis des DJ-sets, dans la cave, histoire de ne pas se faire repérer par les voisin·es. Il y a là des artistes, mais aussi des agriculteur·trices, des brasseur·euses, des éducateur·trices spécialisé·es…
“Des gens qui aiment le lien social et qui ont décidé de ne plus se soumettre aux réglementations gouvernementales, résume-t-il. Je n’en parle pas au bureau, et je ne prends pas de risques après ces soirées. La fête manque mais on reste consciencieux. Après, en général, on respecte sept jours en télétravail. Et je n’ai jamais eu un cas de Covid sur une soirée à laquelle je suis allé.”
“On ne va pas se mentir, j’ai vomi. Le contrecoup du manque de fête, c’est que quand tu la fais, tu prends plus cher”
Ces événements illégaux lui permettent de gérer frustration et manque. “Même s’ils ne remplacent pas le gros club ni la liberté de se déplacer à n’importe quelle heure.” D’autres se font tester avant de se regrouper. Comme Alice*, 40 ans, qui a loué une maison à Nantes avec tous·tes ses potes. “Tu fais le test et boom, tu fais vraiment la teuf. On pouvait se rouler des pelles, tranquille. Les enfants étaient interdits ! Déjà on est confinés, faut pas exagérer ! On ne va pas se mentir, j’ai vomi. Le contrecoup du manque de fête, c’est que quand tu la fais, tu prends plus cher.”
La soirée prend fin aux aurores lorsqu’une ambulance déboule car une invitée s’est pris un radiateur. “Dans toutes les fêtes, il y a un événement maintenant, assure Alice. Quelqu’un s’ouvre le crâne, l’autre se pète un bras. On est tellement dans le manque que ça explose.”
Être ensemble
À propos de la danse en club (et sous ecstasy), Guillaume Dustan écrivait dans Nicolas Pages (Œuvres II, P.O.L, 2021) que c’était comme “se prendre Dieu dans le cul” : “Le désespoir disparaissait. L’union le remplaçait. La certitude que tout le monde était ensemble.”
Chez la quasi-totalité de nos interlocuteur·trices – pour beaucoup rencontré·es via les réseaux sociaux –, c’est à peu de chose près l’effet désespérément recherché depuis un an et quelques mois. À Paris comme à Marseille, des soirées s’organisent dans des ateliers d’artistes, à prix libre ou fixe afin de défrayer organisateur·trices, performeur·euses, voire de payer l’achat d’alcool et de nourriture.
Un samedi soir, en banlieue parisienne, un dîner réunit ainsi une quarantaine de personnes dans le parking d’une résidence artistique pour une performance sur voiture et avant une soirée qui entraîne la petite foule déchaînée devant des platines occupées par des DJ. Extinction des feux – prévue et effectuée – à 6h30.
Trente minutes passent et les policiers, lassés de toquer, s’en vont. La fête repart de plus belle jusqu’au petit matin
À Marseille, la dernière en date réunit en avril dernier 200 personnes, un line-up de DJ pro et pas mal de drogues. “À travers les jeux de lumière, la fumée et sous l’effet de la montée d’ecstasy, je trouvais que les gens étaient de plus en plus beaux”, nous résume l’un des invité·es. La police déboule vers 4 h. Les fêtard·es coupent le son et se barricadent dans le lieu. L’un d’eux·elles fait le guet sur le toit. Trente minutes passent et les policiers, lassés de toquer, s’en vont. La fête repart de plus belle jusqu’au petit matin.
“Une fois bourré, j’ai fait une story sur Insta et je me suis pris un shitstorm”, nous raconte Noam, 25 ans, convaincu que l’on doit “apprendre à vivre avec la pandémie”. “Avant, je sortais tous les soirs pour danser. C’était comme un sport. Quand ça s’est arrêté, j’étais en manque, comme une drogue. Avoir le corps en mouvement… La danse, pour moi, c’est un contexte : le néon, le noir, les corps tout autour…”
Noam sort tous les jours mais situe sa plus grosse fête à l’anniversaire d’une amie où la vingtaine d’invité·es a dansé quarante-huit heures dans un appartement aux rideaux tirés. “La nuit m’a sauvé : j’ai fait mon coming out en tant que lesbienne alors que je vivais avec mon père en banlieue. Ma seule échappatoire, c’était la sortie dans les bars jusqu’à tard pour rencontrer des meufs.”
Depuis sa transition FtM (female to male), Noam cherche moins la drague que “la musique, être dans le noir, ma clope et une bière à la main”. Pour lui, si la fête manque cruellement, la situation actuelle peut permettre de la repenser afin de l’améliorer, notamment sur les questions d’horaires ou d’accessibilité aux personnes handicapées.
Une nuit à soi
La bamboche, la nouba, la boum, la java, la fiesta, la bringue, la teuf, la surpatte, la sauterie, la rave, la party, la chouille… autant de synonymes qui ne capteront jamais la même réalité, car aucune fête ne se ressemble, ni sur le papier ni en physique.
Pourtant, si chacun·e a sa façon de “faire la fête”, certains indicateurs permettent de dessiner un paysage commun reposant sur l’exutoire, l’expression de soi – dans un cadre autre que celui figé, normé, du travail –, sur la créativité, la rencontre avec l’Autre, l’expérimentation, la formation d’un organisme commun que l’on pourrait rapprocher du corps collectif de la manifestation.
Elle écrase ou libère, rejette ou accueille, mais fait partie intégrante du projet sociétal dans ce qu’il a de plus fondamental
A bien des niveaux, la fête est politique et permet de créer une force qui peut être aussi culturelle que contre- culturelle, de domination excluante ou d’inclusivité libératrice. Elle écrase ou libère, rejette ou accueille, mais fait partie intégrante du projet sociétal dans ce qu’il a de plus fondamental.
Directrice artistique du collectif Barbi(e)turix et organisatrice des soirées lesbiennes Wet for Me à la Machine du Moulin Rouge, à Paris, la DJ Rag rappelle : “Pour la communauté LGBTQ, les lieux sociaux sont plus importants que pour d’autres. Quand on voit des étudiants s’éclater au Rex, ce n’est pas la même demande que pour une communauté stigmatisée qui n’a que des bars ou des Wet for Me. On ne parle pas juste d’un manque de fête.” Celle qui “plaint les jeunes gouines de 20 ans” au vu de la situation actuelle se souvient de l’influence profonde dans sa propre vie d’un endroit comme le Pulp, club parisien et lesbien mythique qu’elle découvrit à l’âge de 18 ans.
Reste qu’elle refuse d’organiser des fêtes illégales. “Il y a le risque sanitaire, et je ne peux pas embarquer des gouines dans une soirée où elles ne pourront pas être protégées. Si c’est ouvert à tout le monde comme les raves dans les bois, ça va à l’encontre de l’endroit safe qu’on essaie de procurer.”
Rag préfère donc attendre encore un peu, tout en s’inquiétant de la mauvaise image de la fête véhiculée par les médias avec gros plans sur les visages sans masque. Si la pandémie perdure, elle pourrait envisager d’ouvrir un “speakeasy”. “D’ici là, j’ai déjà posé des dates pour des événements en plein air cet été. On sent qu’une euphorie se met en place depuis les annonces de déconfinement.”
Les fêtes s’organisent partout : tournages de films, apéros qui s’étirent, bars clandestins, soirées dans des squats et résidences d’artistes, dans les bois, dans des hangars et des bâtiments désaffectés… Partout en France. On pourrait résumer la fête en temps de Covid en distinguant trois types de réunions : l’amical, qui repose sur le cercle proche d’ami·es et ne s’étend pas à plus d’une poignée de personnes supplémentaires ; le “connaissances”, qui intègre l’arrivée de pièces rapportées par l’un·e ou l’autre (les fameux + 4), et l’inconnu, qui se rapproche davantage de la soirée professionnelle et s’adresse à un public plus ou moins large contacté via des groupes Facebook privés, WhatsApp ou encore Signal, la messagerie cryptée qui fait désormais fureur.
“On a besoin d’amour. Dans ces moments, on prend le temps, aussi, de se dire qu’on s’aime”
Gab*, 23 ans, opte pour le mélange des genres : il s’incruste dans des soirées mais toujours avec sa bande de quatorze ami·es inséparables réuni·es dans un groupe WhatsApp LGBTQ+. À l’hôte qui leur ouvre les bras : le crew apporte “de la danse et de la joie” et souvent des strass et des paillettes. “On a besoin d’amour. Dans ces moments, on prend le temps, aussi, de se dire qu’on s’aime.”
Émile du groupe Baie des Singes aux entrées d’une soirée à Marseille, en 2021. © Thi-Léa Le L’artiste Désir d’Enfant dans une soirée secrète à Marseille, en 2021. © Thi-Léa Le
Un jeu d’enfant
“Si on devait tomber malade, ça serait triste et dur. Mais ça aurait plus de gueule que de tomber malade à cause de Thierry, ton collègue de boulot qui te parle à deux centimètres du visage”, assure un certain Young Coconut Drink, rencontré sur Instagram. Le 25 avril dernier, ce wannabe rappeur faisait partie des danseur·euses du parc des Buttes-Chaumont, à Paris – une dizaine de personnes rassemblées lors d’une fête improvisée qui a rameuté les caméras de BFMTV. Mais, d’après lui, la même fête avait déjà eu lieu la veille.
“Il y avait un petit groupe qui fêtait un anniversaire et qui avait mis du son assez fort, provoquant peu à peu un attroupement. Je me disais ‘le truc va buzzer sur Twitter’, mais la fête se termine et pas un tweet. Les organisateurs décident de remettre ça le lendemain.” Il précise : “Les images ne reflètent pas la réalité du truc. OK, les gens près des enceintes qu’on portait en hauteur étaient un peu serrés mais plus haut, ils tenaient leurs distances. Et puis, je ne regrette rien, l’énergie était trop belle pour que je passe à côté.”
C’est cette même recherche d’énergie qui pousse Elise*, et d’autres, à organiser concerts et DJ-sets chez elle, mais aussi dans des granges, sur la presqu’île de Crozon et du côté des Monts d’Arrée (Finistère). Prix libre pour régler les frais des artistes et un bar “un peu payant”. “Ce qui est impossible en ville l’est ici. Tous ces endroits existent déjà en temps normal mais sont sous les radars. Des clandés à la cool.” Les invitations fonctionnent par le bouche-à-oreille.
“Ce que j’aime dans ces moments, c’est qu’on s’est retrouvés, un peu inconsciemment, à mimer ce qui nous manque et à reproduire des situations de ‘vraies fêtes’, comme des enfants qui jouent. Une fois chez moi, on a affiché un line-up avec des horaires. J’ai même tamponné tout le monde à l’entrée pour accéder au bar et au backstage – la cuisine quoi –, et la physio d’une salle de concert parisienne faisait l’entrée.”
“J’ai 22 ans et je n’avais pas envie d’être sacrifié comme ça”, martèle Tangi*
Safe party
Au-delà de la peur de choper et de transmettre le virus, ce qui bloque la fête est aussi l’absence de lieux adéquats où le voisinage ne risque pas d’alerter la police. “J’ai 22 ans et je n’avais pas envie d’être sacrifié comme ça”, martèle Tangi*. Adepte de l’urbex (exploration urbaine), cet étudiant en école de commerce sillonne l’île-de-France en voiture pour repérer des endroits où organiser les soirées qu’il monte depuis octobre 2020. “La fête, c’est essentiel pour beaucoup, surtout depuis un an et demi. Je flippe des sanctions, mais je prends le maximum de précautions. Je me dis tant pis, ça vaut le coup de redonner le sourire aux gens.”
Si ses soirées se veulent inclusives, tout le monde n’y est pas admis. Il faut être parrainé·e par un tiers puis répondre à un questionnaire. “On n’est pas un collectif qui pose juste du son et tout le monde peut ramener son pote Jean-connard ou Jean-attouchement. On pose du son mais on demande respect et bienveillance. Si une personne se comporte mal, on sait par qui elle est rentrée et on blackliste.”
Attaché à la sécurité, Tanguy a mis en place plusieurs équipes de bénévoles chargées de garantir le côté safe space en étudiant les comportements, en discutant en cas de malaise, voire en virant l’importun·e. “Je n’ai jamais rencontré autant de personnes que depuis le Covid, s’exclame-t-il. On s’est rapprochés de plein de gens pour des conseils, on a loué du matos à des anciens…” Si “le monde d’après” pointe son nez, Tanguy n’est pas certain d’officialiser complètement ses soirées, en raison notamment du prix “exorbitant”, selon lui, des locations de hangars et autres lieux en île-de-France.
Le photographe Jacob Khrist couvre des fêtes depuis des années. Sa dernière rave en date n’a jamais eu lieu : la police a déboulé, le poussant à se planquer dans les bois pour y passer une bonne partie de la nuit. “S’ils chopaient mes photos, ils chopaient les mecs”, explique-t-il. C’est un certain type de fête qui intéresse Jacob Khrist, qui refuse la consommation bête et méchante de la fête formatée et lui préfère une forme de radicalité, d’authenticité :
“Je travaille sur la fête car c’est par essence un laboratoire d’expérimentation, de rencontre, de travail sur soi, sur son identité, de partage, d’autogestion ; une composante importante dans un parcours de vie, qui a quelque chose d’initiatique. Cette vision s’oppose à ce que l’on vit actuellement au niveau politique. À cela, une certaine branche de la fête, des résistants insoumis, apporte une réponse politique ; des acteurs de la free party – comme ceux qui ont organisé celle du nouvel an dernier en Bretagne et qui, depuis, continuent tout en sachant que la police va venir. Ils sont conscients des risques.”
“Dans les milieux que je documente, et plus généralement dans la société, je vois actuellement de la souffrance”
Sa référence : les raves organisées par le collectif de free parties Heretik, à qui l’on doit, en 2001, l’incursion illégale dans la chic piscine Molitor de 10 000 raveur·euses. “Dans les milieux que je documente, et plus généralement dans la société, je vois actuellement de la souffrance, des laissés-pour-compte, de plus en plus de personnes ayant des troubles psychiatriques, et des suicides. Ça n’intéresse pas trop le politique qui se décharge volontiers sur des assos et des bénévoles pour faire le boulot.” Se souvenant d’un simple dîner avec six ami·es qui a tourné “en lambada techno et chœurs de l’Armée rouge”, Mathilde* a l’expression toute trouvée pour conclure : “C’est une catharsis de bout du Scotch.”
* Tous les prénoms ont été modifiés
{"type":"Banniere-Basse"}