Deux philosophes aux pensées différentes se retrouvent autour d’une question essentielle : qu’est-ce qu’une vie vivable ou invivable ? Une conversation transformée en livre, paru le 12 mai.
Ce petit livre réunit Judith Butler, intellectuelle américaine à laquelle on doit l’émergence des études sur le genre et de la théorie queer outre-Atlantique, et le philosophe Frédéric Worms, connu pour ses travaux sur la morale et l’éthique contemporaines. Il part d’un dialogue qui a eu lieu à l’Ecole normale supérieure et révèle la profondeur, la richesse d’une conversation de longue date entre ces deux figures majeures de la pensée contemporaine.
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Une vie digne
Une question essentielle les réunit ici : qu’est-ce qu’une vie digne, une vie vivable – non au sens d’un jugement de valeur, forcément subjectif, mais au sens d’opposé à une existence invivable, intolérable. Soit toutes ces situations où l’on accepte, on ferme les yeux sur ces personnes qui survivent plus qu’elles ne vivent, mènent une existence si misérable, si intolérable qu’elle ressemble plutôt à la mort. Migrants, SDF, précaires, et bien d’autres cas plus pernicieux.
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Worms le rappelle : “De même que nous pouvons mourir au sens classique du terme de faim ou de froid, de même notre vie peut être rendue invivable (et donc mortelle) par un manque de reconnaissance, par la dépression ou la mélancolie, par plus d’une raison et de plus d’une façon.” Il évoque diverses formes de torture ou d’humiliation, jusqu’au cas extrême de l’esclavage.
Points de divergence
Ces expériences, poursuit-il, il arrive que celui qui les vit ne puisse pas les décrire, qu’elles soient proprement indicibles. “Si l’on veut en parler, il y aura au minimum un détour, un prix à payer, une contradiction qui surgira dans le langage même.” Judith Butler n’est pas d’accord, elle rappelle que “l’écriture peut inclure l’effondrement du langage, la page blanche, les structures non narratives, tout ce que nous voyons souvent dans les témoignages qui s’efforcent d’exprimer une matière traumatique”. Et s’appuie sur Charlotte Delbo, cette résistante qui a décrit dans des livres inoubliables l’invivable expérience des camps de la mort, ce qui lui a justement permis d’y survivre. Butler critique toutefois le terme tellement à la mode de la résilience, “issu du vocabulaire néolibéral, qui feint d’ignorer la réalité de la destruction et du malheur chez les êtres humains”.
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Si les deux s’opposent sur bien des points – “philosophie du soin” (care) de Worms versus critique institutionnelle de Butler, subjectivité de lui et intersubjectivité d’elle – Frédéric Worm et Judith Butler se retrouvent sur une exigence commune : celle d’établir des normes, afin de rendre toute vie, quelle qu’elle soit, “plus que vivable”.
Le Vivable et l’invivable de Judith Butler et Frédéric Worms, PUF, 85 pages, 11 €
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