Le philosophe est mort, ses livres sont écrits. Avec l’Abécédaire en vidéo, il s’agit de faire face à un homme, Gilles Deleuze, qui contient toute sa pensée ramassée, vivante et prête à bondir. C’est en 1988, rue de Bizerte, à Paris. La scène se passe sans doute dans le salon, devant un buffet sur lequel […]
Le philosophe est mort, ses livres sont écrits. Avec l’Abécédaire en vidéo, il s’agit de faire face à un homme, Gilles Deleuze, qui contient toute sa pensée ramassée, vivante et prête à bondir.
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C’est en 1988, rue de Bizerte, à Paris. La scène se passe sans doute dans le salon, devant un buffet sur lequel des livres sont posés, un chapeau par-dessus, un miroir où l’on peut voir, du moins selon le cadre du début, le visage de Claire Parnet. Cette jeune femme, philosophe elle aussi, élève de Deleuze, est à l’origine du projet, et ses questions, ses relances, son esprit sont délicieux, comme le parfum qui semble s’exhaler de sa soyeuse chevelure noire. Lui est assis, vêtu d’un pantalon clair, avec tantôt un pull mauve, tantôt un gilet bleu, il porte des lunettes, et durant l’entretien, ses mains dansent, soutenant le menton, parfois accrochées à une branche des lunettes, parfois levées au ciel ou frottant son nez. Dès le premier plan, Gilles Deleuze annonce très simplement les règles de l’entretien : d’abord les thèmes et le rythme de L’Abécédaire (Animal, Maladie, Résistance…), auxquels il a pu penser avant car il n’envisage pas de parler d’une question sans avoir pensé celle-ci. Ensuite, la parution posthume, c’est-à-dire rien de plus que la conscience de devenir une archive de Pierre-André Boutang, le réalisateur. Enfin, la conscience de parler d’après sa mort, comme « pur esprit » : pour savoir qu’un pur esprit propose une parole non intellectuelle, peu profonde, sommaire, « il suffit d’avoir fait tourner les tables », dit-il. Ce lieu et ce dispositif extrêmement modestes appellent l’expression « sans artifice » elle décrit aussi bien la tonalité de ces sept heures avec un philosophe humble. Mais cet appartement loué, ce lieu privé devenu provisoirement public, est aussi le territoire de la mort du philosophe. Il s’y suicidera…
Sept heures donc pour faire le pont entre, disons, les deux pointes, l’homme et la honte, de cette interrogation du philosophe : « La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? » Question qui passe par une interrogation esthétique (Style, Littérature mais aussi Tennis), éthique (Idée, Joie, Kant) et politique (Gauche, Professeur, Culture). Dans chacune des entrées de cet Abécédaire, il est question de la limite : limite qui sépare la pensée de la non-pensée, limite entre le langage et l’animalité, limite qu’il s’agit de ne jamais franchir tout en restant au plus près d’elle. Borg invente le style du tennis de masse (fond de cour, liftage, hauteur de balle) tandis que McEnroe continue l’aristocratie du jeu (service égyptien, volée renouvelée, pose de balle). L’un est créateur, l’autre pas. L’homme de droite regarde le monde en commençant par soi (moi, la rue, la capitale, le pays, les autres au-delà des frontières) ; au contraire, un homme de gauche commence par l’horizon et s’engage dans un devenir minoritaire. De là, l’affirmation selon laquelle il ne peut y avoir, par définition, de gouvernement de gauche (c’est la veille du second septennat de François Mitterrand). Parole de circonstance qui se continue ainsi : « Créer, c’est résister. » Scientifiques, philosophes et artistes résistent d’abord en imposant leur rythme (de travail). Ainsi, ils résistent contre la bêtise, la vulgarité, la non-pensée. Mieux, ils résistent contre la honte : « Créer, c’est résister parce que… je crois que l’un des motifs de l’homme et de la pensée, c’est une certaine honte d’être un homme. » Si le philosophe lit alors Primo Levi, la résistance à cette honte a peu de chose en commun avec la culpabilité (les camps, la responsabilité, le survivant), ni avec les droits de l’homme (il n’y a que des procédures). Elle a à faire plutôt avec une certaine manière de « libérer la vie que l’homme a emprisonnée, une vie puissante et plus que personnelle ». Ainsi de suite, mot après mot, le philosophe en Zig-zag (dernier mot) déplie, déploie, classe, sépare et, finalement, propose des définitions et crée des concepts. La lettre X, comme une inconnue, et Y, comme indicible, sont nommées mais éludées : par définition aussi. Les derniers mots seront : « Posthume ! Posthume ! (puis, hors champ) Merci de toute votre gentillesse.«
Il existe un rapport très spécifique de Deleuze à la parole : rien ne lui fait plus horreur que la conversation, il adore les cours et ne déteste pas les réunions mondaines. Quasi le seul parmi ses amis, il ne fut jamais communiste, il n’aurait jamais osé aborder quelqu’un dans la rue pour lui faire signer une pétition ; en vérité, il préférait travailler à ses concepts. Dans les cours, il est professeur, il peut développer musicalement des ritournelles qui font et fondent sa philosophie. Lors des rencontres mondaines, on ne fait qu’effleurer, on ne nomme pas, on parle à demi-mot : c’est agréable. Sans doute l’entretien se situe-t-il entre ces deux manières de dire, là où il est possible de produire des ritournelles légères et de se soustraire à la bêtise. Là même, il faut se demander un instant : ce partage un peu trop visible entre les imbéciles (les faux philosophes, les non-créateurs, les chats et les chiens) et les autres (les vrais philosophes, les créateurs, la taupe ou le rat) n’est-il pas dangereux ? Ces définitions, ces déclarations même, bientôt ces sommations ne sont-elles pas profondément autoritaires ? Que reste-t-il ici de la possibilité pour chacun du devenir minoritaire, révolutionnaire ou animal ? A un moment de l’entretien, Claire Parnet déclare qu’à le voir, il est clair que le philosophe n’aime pas le jugement. A entendre Deleuze, il ne faut pas la croire. Si le philosophe est une polarité à lui tout seul, alors il faut prendre le jugement pour ce qu’il est : un moment de la pensée du philosophe qui danse à la limite, ici celle qui sépare le jugement de son contraire disons le discernement ou le désir.
A partir de là, à la campagne, dans sa chambre ou ailleurs, il y a un vrai plaisir à pouvoir choisir le temps et le lieu, les amis ou non, la vitesse d’écoute (en continu, au ralenti, avec arrêt sur image), l’interruption quand ça nous chante de la parole du philosophe vertus du magnétoscope qui n’a que très peu à voir avec la télévision. A cet égard, L’Abécédaire apparaît même comme un antidote à la télévision, à la philosophie et à la honte. Honte de la télévision, honte de la philosophie à la télévision, honte de la pensée qui dispose avec l’image d’un moyen de devenir autoritaire plutôt que minoritaire. Si au sujet de la télévision Deleuze reste bref, on ne peut négliger le travail du dispositif, du montage et du son, d’ailleurs apparent lors de tel passage au blanc, d’un changement de bobine, ou d’un arrêt volontaire du discours ; la tactique et la technique méritent aussi l’attention, la vigilance et donc, aussi, une certaine position par rapport à l’autorité de la parole filmée. Reste qu’à entendre le philosophe, il semble que sa parole aurait pu être autre : selon le temps, son humeur, voire la chevelure de son interlocutrice. Posthume, mais ni systématique ni définitive, d’après la mort mais surtout pas d’outre-tombe. En somme, quoique « suicidé personnellement » (spectre de l’image, après coup de l’enregistrement, défenestration), Deleuze apparaît ici vivant, vieux puis ému.
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