Un homme s’éveille dans une maison hantée par des apparitions poétiques ou monstrueuses, dont les portes ne s’ouvrent qu’avec la clé des songes : The House est un film de terreur qui n’explique ni ne démontre rien, laissant le spectateur libre de dériver rêveusement. Une maison nous regarde. Fixement. Comme au début d’un vieux film […]
Un homme s’éveille dans une maison hantée par des apparitions poétiques ou monstrueuses, dont les portes ne s’ouvrent qu’avec la clé des songes : The House est un film de terreur qui n’explique ni ne démontre rien, laissant le spectateur libre de dériver rêveusement.
Une maison nous regarde. Fixement. Comme au début d’un vieux film d’horreur. Bien cachée au milieu d’un parc, trônant au bout de l’allée centrale, la noble bâtisse semble déserte. Ses habitants ont dû partir précipitamment, par une nuit sans lune, comme il se doit, sans demander leur reste, fuyant l’imminence d’un désastre obscur. Depuis, personne n’est venu, même les chiens et les enfants restent à distance respectueuse, les villageois en parlent avec crainte, on l’a rayée des cartes. Et puis, peu à peu, on a fini par l’oublier. Bientôt, très bientôt, ce sera une ruine, pleine de graffitis et de tessons de bouteilles, elle sentira l’urine et l’ordure, elle ne fera alors plus peur à personne.
Pourtant, il suffirait d’un rien d’un voyageur imaginatif, d’un homme qui dort, d’un fils mélancolique qui pense à sa mère absente, d’un cinéaste qui sache regarder pour que la maison se repeuple, qu’elle retrouve son lustre d’antan. Alors, pour leur retour au logis, les spectres feraient une grande fête : libations en tout genre, feux d’artifice, danses primitives, pulsions incontrôlables, orgies à volonté. Il y aurait soudain de l’animation, on ne saurait plus qui est qui.
Pour l’instant, seuls des oiseaux occupent les lieux. Des oiseaux d’un genre particulier, des colombes couvertes de rubans, un pigeon à noeud papillon. Est-ce que comme dans un conte ces volatiles sont les incarnations animales de belles duchesses, de beaux messieurs punis pour leur légèreté par des esprits malins ? Oui, si on veut, on ne sait pas, on ne saura jamais. Car The House est un film privé de certitudes, qu’elles soient d’ordre psychologique ou symbolique. Il montre beaucoup, longuement, et n’explique jamais rien, surtout pas. Comment expliquer ce qui a toujours été là, comment expliquer ce que les murs sécrètent ? L’homme qui ouvre les yeux, qui semble sortir du décor dans lequel il s’était fondu, a l’air hagard de celui qui a dormi trop longtemps. Il a été la victime, sûrement consentante, d’une soudaine perte de conscience ou d’une bonne cuite, ce qui revient au même. Il flotte entre deux eaux, entre sommeil et veille, entre un passé imaginaire et un présent insaisissable. Son esprit est confus, sa tête lui fait mal, à la fois vide de pensées articulées et pleine de vagues réminiscences. Ses rêves se sont confondus avec ses souvenirs. Cette baraque vide, il l’a peut-être reçue en héritage, en bloc, avec toute sa cohorte de locataires éternels. Ou bien il y est entré par effraction, seulement muni d’une bonne bouteille de vodka, et il s’y est endormi. C’est donc à lui, qu’il soit propriétaire légitime ou visiteur de hasard, que la maison va livrer ses secrets, en même temps, toutes époques et toutes peines confondues, dans une profusion d’apparitions belles et inquiétantes. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », disait Goya la principale référence picturale du film. Bienvenue dans la maison-cerveau de Sharunas Bartas. Suivez le guide, il ne vous assommera pas de ses commentaires.
Pourtant, le guide a changé. On commençait à connaître un Bartas volontiers aride, celui de ses trois premiers films (Trois jours, Corridor, Few of us), il nous faut maintenant découvrir un cinéaste du foisonnement. Avant The House, Bartas jetait beaucoup et gardait peu ; maintenant, il empile avec frénésie, bourre le film jusqu’à la gueule, mais sans pour autant renoncer au temps nécessaire à l’observation. Le temps, justement, voilà la grande affaire. Depuis le magnifique Trois jours et son trio déambulatoire, on sait que les personnages de Bartas sont leur propre horloge, qu’ils égrènent leur propre temps, repoussant le temps social (celui du travail, celui du sommeil) le plus loin possible de leur existence de contrebande. Du coup, ils ne sont que rarement synchrones les uns avec les autres, l’espace de leur rencontre est réduit, rendant celle-ci d’autant plus violente, d’autant plus sauvage. Alors qu’ici, prisonniers volontaires d’un espace commun saturé de temporalités différentes, ils cohabitent en s’effleurant, sans se gêner : à chacun son histoire, à chacun son époque, à chacun sa place, à chacun sa pièce. Tous immortels, puisque tous habitants d’un sanctuaire encore inviolé, ils se retrouvent parfois, autour d’une table de banquet, chargée de victuailles et de vins fins, avant de regagner leur cocon. Et quand le promeneur imprudent tente de se joindre à eux, de consommer leur nourriture fatalement avariée, quand il oublie qu’il n’est qu’un visiteur dans des mondes fuligineux, son doux délire tourne au cauchemar, il n’est pas de taille à endosser toute cette fatigue accumulée. C’est alors que la violence éclate.
Car si la maison semble un réservoir inépuisable de beauté, un pur fantasme où tout n’est que luxe, calme et volupté, un gynécée débordant de créatures sublimes, neuves et offertes, elle est aussi une galerie de monstres. Comme dans le Shining de Kubrick, auquel The House fait très souvent et très curieusement penser, le plus beau des corps féminins peut se transformer, l’espace d’une étreinte, en une anomalie repoussante. Et la brave chienne de la maison aux mamelles pendantes, celle qui lèche sa portée sans jamais se lasser, devenir une bête féroce aux mâchoires sanglantes, qui broie les reliefs du repas avec des craquements sinistres. Et les visages… « Commencez par filmer des montagnes. Quand vous saurez filmer les montagnes, vous saurez filmer les hommes » : tel était, paraît-il, le conseil de Lubitsch à un jeune cinéaste. Si on accepte de prendre cette boutade au sérieux, force est de constater que Bartas s’est révélé immédiatement dès Trois jours aussi grand paysagiste que grand portraitiste, qu’il filme le visage humain comme des montagnes et les paysages comme des visages. Et ces visages ravinés, crevassés, massacrés par les mille vies qu’ils ont vues passer, font peur. La mort bienfaisante leur est refusée, ce sont les veilleuses toujours allumées d’un temps arrêté. Le lot d’horreurs dont ils ont été les écrans obligés s’est imprimé sur eux, ils portent les stigmates de douleurs insondables. Son titre l’annonçait avec suffisamment de clarté, The House est bien un film de terreur. Quoi de plus insupportable qu’une mémoire sans limites et sans failles ?
Mais si cette visagéité sans cesse revendiquée et ses paysages suspendus (le lac d’or) lui confèrent un aspect pictural évident, le film adopte aussi la forme la plus synthétique et la plus aboutie des recherches théâtrales et plastiques : l’installation proliférante, le happening permanent. Une fois ferrés par une beauté si inquiétante, nous sommes invités à déambuler à notre tour, de pièces en pièces, de couloirs en impasses, à la rencontre d’acteurs qui nous attendent à la porte de leurs ateliers. On regarde, on écoute (les bruits, les échos, pas les mots, il n’y en a pas), on visite et on repart, le souvenir encore frais du lieu précédent venant parasiter le suivant, exactement comme lors de la visite d’une exposition collective, jusqu’à ce que tout se brouille et que chaque visiteur reparte avec sa vision globale, faite de choix immédiats et d’oublis injustes. L’un se souviendra de Carax en « homme de papier journal », l’autre de Valeria Bruni-Tedeschi en montreuse de marionnettes, qui se livrent une joute amoureuse. Et si la lenteur du film ne découragera plus d’un, elle sera constamment équilibrée par le trop-plein de rencontres, l’assaut constant de possibilités nouvelles, de visions saisissantes. Face au flux incessant, ou pour échapper à la torpeur qui l’assaille, le « bon » comme le « mauvais » spectateur n’aura alors d’autre choix que de prendre possession de l’écran, d’y greffer son ennui et ses pensées fugitives, ses rêves de projection et ses soucis du moment, son sommeil même. Et le charme de la maison aura agi une fois encore, ajoutant de nouveaux habitants à son armée de consciences errantes. Le piège s’est refermé sur nous, on ne se méfie jamais assez de ce qu’on contemple.
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