Partant d’une rêverie de Serge Daney sur John Wayne et accumulant les références culturelles, Monteiro embrasse le vaste monde pour le rendre aussi douillet qu’une alcôve. Au début, on croit que João Cesar Monteiro reprend les choses là où il les avait laissées. Après qu’une foule haineuse a détruit la tanière de Jean de Dieu […]
Partant d’une rêverie de Serge Daney sur John Wayne et accumulant les références culturelles, Monteiro embrasse le vaste monde pour le rendre aussi douillet qu’une alcôve.
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Au début, on croit que João Cesar Monteiro reprend les choses là où il les avait laissées. Après qu’une foule haineuse a détruit la tanière de Jean de Dieu à la fin de La Comédie de Dieu et brûlé son Livre des Pensées et les poils pubiens qu’il contenait , on retrouve ce mauvais sujet en pleine entreprise de reconstruction. De jolis anges de toutes jeunes filles donc (il ne changera jamais…) s’affairent autour de son trône. Elles tâchent de rendre net et propre le nouveau logis de leur seigneur et maître. De temps en temps, assez souvent en fait, il emprunte l’escalier situé derrière lui et « monte » avec l’une d’elles. On ne voit pas quels outrages il leur fait subir, le plan reste fixe et large, mais on l’imagine sans trop de peine, surtout quand un « Oh, mon Dieu ! » pâmé parvient jusqu’à nous. Goût maniaque de la propreté et intense activité sexuelle avec des nymphettes : les ingrédients du film précédent sont encore au programme de celui-ci. Pourtant, Le Bassin de J. W. (comprendre John Wayne) est très différent de son prédécesseur immédiat.
Tout aussi drôle, tout aussi beau que La Comédie de Dieu, mais d’un accès plus difficile car plus crypté, Le Bassin de J. W. quitte la sphère de la chronique faussement intime mais vraiment cosmique pour s’attaquer à un champ à la fois plus balisé et apparemment moins personnel : la culture, tous les arts, toutes les histoires, toutes les façons de les dire, tous les livres, tous les films, toutes les musiques, sans oublier les tableaux, les sculptures, les « ouvrages d’art » (les ponts, par exemple, très importants, les ponts), le tout sur le tout, rien que ça la culture dans son acception la plus vaste mais aussi la plus parcellaire, la plus diffuse. Allusions, citations et références plus ou moins visibles ne cessent de pleuvoir, de Coleridge à Jacques Brel, de Breton à Verdi, de Bacon à Bresson, de Nicholas Ray au Chant des partisans, sans oublier John Wayne, « l’homme à abattre ». Le film commence donc par la représentation d’un texte de Strindberg, se poursuit par une série de répétitions privées d’une pièce fourre-tout (ou une somme, comme on veut) et s’achève par la projection en noir et blanc d’un film de Monteiro. A chaque étape, afin de brouiller encore un peu plus des pistes déjà fort ténues, Monteiro changera de nom, passant de Dieu (Dieu tout court, pas Jean de Dieu, nuance) à Henrique, le marin qui veut aller « jouer du bassin au pôle Nord », avant de revenir à Max Monteiro, l’acteur qui y parvient vraiment. Si on ajoute que tout cela est parti d’une phrase sibylline de Serge Daney (« J’ai rêvé que John Wayne jouait merveilleusement du bassin au pôle Nord ») et que c’est dédié « A Danièle Huillet et Jean-Marie Straub » qui n’en demandaient sûrement pas tant ! , on aura une petite idée du niveau de délire inspiré qu’atteint ici Monteiro.
Délire dont l’apparence rageusement chaotique naît de la confrontation permanente entre un dispositif d’emboîtements sophistiqué (« très chic », dirait Raoul Ruiz), la volonté théorique de répondre à Godard sur son propre terrain (celui du cursus artistique à notre disposition) et l’aspect turgescent et totalement incontinent du corps de Monteiro, pièce centrale de ce petit théâtre de la cruauté, à la fois juge et partie. Grâce au désordre permanent qu’amène sa seule présence (ou son absence momentanée), tout ce qui pourrait paraître dérisoire et d’un avant-gardisme aussi outré que vain se transforme en un système cohérent de jouissance, jusqu’à faire oublier qu’il en est un, victoire suprême. Et ce fatras référentiel devient prétexte à autant de moments de très grand cinéma, d’instants libérés de toute pesanteur théorique, comme cette valse amoureuse qui se déploie sous de brusques changements de lumière. A l’inverse de La Comédie de Dieu, film en apparence moins tortueux et d’une sensualité plus solaire, Le Bassin de J. W. accumule de façon presque masochiste les handicaps culturels et semble multiplier des codes de reconnaissance par trop secrets pour accéder in fine à une évidence vitale. Telle une promenade pleine de tours et de détours à travers les conventions narratives encore fécondes et la somme des mythes scatologiques encore viables (du péché originel au fil d’Ariane), ce film génialement mégalomane s’empare d’un territoire immense pour le miner peu à peu d’obsessions outrageusement intimes, pour qu’enfin le vaste monde se fasse aussi douillet qu’une alcôve. Et Monteiro de prouver que s’il embrasse beaucoup, il étreint mieux encore. Lui aussi vomit les tièdes.
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