En déclinant la figure de l’œil dans son beau film sur Georges Bataille, André S. Labarthe réussit un difficile grand écart. Respectant parfaitement le cahier des charges de la série Un Siècle d’écrivains, il échappe à l’ordinaire illustratif du genre biographique et invente une enquête godardienne qui questionne autant la position du cinéaste que le […]
En déclinant la figure de l’œil dans son beau film sur Georges Bataille, André S. Labarthe réussit un difficile grand écart. Respectant parfaitement le cahier des charges de la série Un Siècle d’écrivains, il échappe à l’ordinaire illustratif du genre biographique et invente une enquête godardienne qui questionne autant la position du cinéaste que le mystère de l’écrivain. Bataille, la littérature et le cinéma en sortent tous gagnants.
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Ca a débuté comme ça : « J’ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. » Ça ? Une Histoire de l’œil appelée à devenir célèbre, mais imprimée en 1928 sans nom d’éditeur et vendue clandestinement en 134 exemplaires seulement. Ça : le premier « vrai » livre de Georges Bataille, élégant chartiste employé à la Bibliothèque nationale et nietzschéen débauché qui se dissimule sous le pseudonyme de Lord Auch (Lord comme le Dieu anglais des Ecritures, Auch pour dire « aux chiottes »). Ça, enfin : le Bataille d’André S. Labarthe, celui qu’il choisit de donner à voir dans Un Siècle d’écrivains, cette série assez fourre-tout qu’on pourrait, pour une fois, rebaptiser Ecrivains, de notre temps. La première qualité de ce portrait, c’est en effet de refuser l’habituelle dissémination illustrative des documentaires biographiques, qui cherchent souvent en vain à retrouver la singularité d’un geste créateur sous un amas de témoignages épars et de photographies d’époque. Labarthe, lui, opte pour une ligne ou plutôt un cercle, une figure matricielle qui fait coïncider son œil de cinéaste et la métaphore centrale du premier livre de Bataille. Le titre l’indique assez : montrer Georges Bataille à perte de vue, c’est raconter l’histoire impossible d’un œil qui, fixant un mort, veut filmer le mouvement vivant de ses livres et viser de cette façon leur centre paradoxal, cette mort à l’œuvre qui a inspiré à Michel Surya le titre d’une imposante biographie critique, logiquement créditée au générique. Labarthe qui par là s’affirme authentiquement cinéaste soumet le film à la logique de son titre-programme, sans renoncer pour autant aux exigences de clarté qu’imposait la commande télévisuelle : son « histoire de l’œil » est bien un récit, au sens où se déploient chronologiquement les éléments successifs d’une aventure intellectuelle, marquée à l’origine par la figure monstrueuse du père (l’aveugle et le paralytique réunis en un seul homme), puis jalonnée par la tentation chrétienne et l’abandon de Dieu (Bataille dit avoir partagé « les difficultés que rencontra Nietzsche lâchant Dieu et lâchant le bien, toutefois brûlant de l’ardeur de ceux qui pour le bien ou pour Dieu se firent tuer… »), la découverte fondamentale du rire comme expérience philosophique et la pratique du bordel comme habitude de dépense, la théorisation de l’érotisme et le goût des supplices, la fréquentation d’amis décisifs (Masson, Leiris, Klossowski, Caillois…) et l’animation de revues phares (Documents, Acéphale, Critique…). Ainsi, même s’il néglige quelque peu le Bataille politique et « sociologue », qui mériterait à lui seul un autre portrait (passionnante est par exemple l’histoire de ses relations contradictoires avec Breton ou Sartre…), Labarthe respecte les étapes principales d’un parcours dans le siècle. Il ne se contente pas pour autant d’en mimer la linéarité supposée : son regard oblige à reconstruire la figure de l’écrivain, prenant acte de la perte de vue signalée par le titre. L’image de l’œil réfléchit ainsi la quête du portrait : la caméra zoome vers la pupille de Bataille, sur une photo qui le représente, nous dit la voix-off de Jean-Claude Dauphin, à 33 ans… Souvenir d’Apollinaire ? Cette « Pupille Christ de l’œil », autant qu’elle renvoie à d’obsédantes et souvent blasphématoires métaphores structurantes anus solaire, œil pinéal, fente des paupières, globe des œufs que gobent les culs… , indique par quelles boucles devra passer le film. De fait, celui-ci s’ouvre sur la rondeur des boîtes de bobines que porte une jeune femme, dont on n’aperçoit pas le visage mais qui demande « Je me déshabille ? Je peux enlever ma robe ? Non, plus tard ! », lui répond une voix (Labarthe sait aussi l’art du… clin d’œil). Au corps sans visage qui promène les yeux métalliques de ces lourdes boîtes (de pellicule à tourner ?) correspond le mouvement des disques où est enregistrée la voix elle aussi sans visage de Bataille. « Traces » numérotées et datées d’interventions ou d’interviews de l’écrivain, ces ronds de vinyle ponctuent le film et nous regardent comme nous regarde le spectateur des cuisses invisibles d’une madame Edwarda hors champ. Le mouvement du sillon sur lui-même, auquel s’attache souvent la caméra, semble ainsi désigner la spirale où nous entraîne Labarthe et suggère la progression concentrique de son portrait vers le mystère d’un trou central bouche, sexe, tombe.
Mystère est bien le mot, car cette histoire de l’œil se donne aussi pour une enquête : une traversée de cercles successifs, qui justifie que soient cités ensemble Buñuel et Dante. L’enquêteur, on le connaît. Il porte un chapeau noir et s’il est ici désigné comme « le voyageur », on devine qu’il doit s’appeler André S. Il surgit au milieu du film, un certain 26 avril 1996, à Vézelay. Ce n’est pas une simple coquetterie hitchcockienne : sa présence datée interroge le vide des lieux où a passé l’écrivain. Tantôt la caméra s’attarde aux fenêtres closes des appartements (celui de sa mère rue de Rennes, celui où il mourut rue Saint-Sulpice…), tantôt elle traverse la pénombre des églises voisines : de Reims à Orléans, de Vézelay à Saint-Sulpice et jusqu’à la forêt de Saint-Nom-La-Bretèche filmée comme une cathédrale (même si les cérémonies qui s’y tinrent furent très peu catholiques, à en croire le témoignage amusé de Pierre Klossowski), c’est une pareille absence qui se répète. Labarthe, non content d’éclairer les rares entretiens de son film comme s’ils se tenaient dans un confessionnal, s’amuse ainsi à juxtaposer les traces d’un Dieu disparu et les empreintes de l’écrivain mort : glissant d’une photo de Bataille assis sur le banc d’un jardin d’Orléans à l’image présente de cette place vide, il laisse entendre que c’est à cet endroit que se tient son œuvre, dans le vide laissé par le Dieu mort. Il est alors tentant d’y voir aussi une réflexion sur la place du cinéaste, pas si lointaine au fond des interrogations godardiennes sur la nature cinématographique de l’incarnation (il arrive d’ailleurs qu’on songe ici à l’oncle Jean, à cause d’une certaine lumière dans le mouvement des arbres…). Labarthe n’explicite jamais cette possible interprétation : fidèle à sa méthode, il demeure une silhouette en retrait, ce « voyageur » dont l’ombre souligne seulement le soleil central de Bataille. Il n’empêche que l’inscription de son corps dans l’image prolonge, d’une certaine manière, les propos tenus par l’écrivain devant Madeleine Chapsal, un an avant sa mort : « Tout le monde sait ce que représente Dieu pour l’ensemble des hommes qui y croient, et quelle place Il occupe dans leur pensée, et je pense que lorsqu’on supprime le personnage de Dieu à cette place-là, il reste tout de même quelque chose, une place vide. C’est de cette place vide que j’ai voulu parler. » Trouver une trace, remplir le cadre : les yeux du cinéaste sont ouverts de même sur la matière du vide du monde. Ils ne peuvent se refermer en une conclusion achevée. Si Labarthe a repris pour son compte la posture de Bataille, c’est en effet jusqu’à l’inachèvement de son film, qui conduit certes à la tombe de l’écrivain (une simple dalle funéraire dans le petit cimetière de Vézelay, portant l’inscription du nom et des dates : 1897-1962), mais en précisant aussitôt, dans un ultime ricanement, que « Dieu merci, cette tombe ferme mal… » Tombe paradoxale, en effet, que celle des « œuvres complètes » d’un auteur chez qui triomphe l’inachevé, qui n’a cessé de vouloir reprendre ses livres et n’a jamais levé les masques vivants de ses nombreux pseudonymes… Tombeau ouvert que ce beau film, fidèle jusqu’à son impossible clausule à l’esprit de Bataille, dont Michel Surya rappelle, pour (ne pas) finir, ces autres mots : « Au fond, c’est à peu près ce qui arrive la première fois qu’on prend conscience de ce que signifie, de ce qu’implique la mort : tout ce qu’on est se révèle fragile et périssable, ce sur quoi nous basons tous les calculs de notre existence est destiné à se dissoudre dans une espèce de brume inconsistante… Est-ce que ma phrase est finie ?
Je crois.
Si elle n’est pas finie, cela n’exprimerait pas mal ce que j’ai voulu dire… »
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