Être femme sans être mère reste un modèle difficile à imposer en France, mais la jeune génération aspire à de nouvelles représentations.
“Juste pour vous dire merci pour cet agréable échange. Pouvoir en parler, même si ce n’est pas avec la famille, ça rend concret ce que je vis et ce que je ressens. Et ça fait du bien, en effet.” Il n’est pas habituel de recevoir ce genre de messages juste après une interview, mais c’était visiblement spontané pour cette jeune femme qui venait de témoigner de son non-désir d’enfant auprès de Cheek. Elle n’évoquait ni un secret de famille, ni un traumatisme violent, juste son choix de ne pas être mère. Mais pour elle comme pour les autres, c’est une décision qui reste difficile voire impossible à verbaliser, tant elle remet en cause nos représentations collectives, même après des décennies de luttes féministes. C’est pour tenter de démonter certains stéréotypes liés à la (non) maternité que Chloé Chaudet, enseignante en littérature comparée, vient de publier J’ai décidé de ne pas être mère, un récit agrémenté d’interviews et de lectures qui explique sobrement pourquoi elle, Française de 35 ans, n’a jamais été tentée par l’expérience. “À mon âge, je peux encore avoir des enfants, je suis en couple, je suis hétérosexuelle, explique-t-elle. Je pense être épanouie, je suis sportive, j’aime la vie, je ne suis pas un cliché d’intellectuelle. J’ai une culture féministe mais je ne suis pas spécialement militante, et je ne suis pas non plus une militante écolo dénataliste. Mon parcours, par sa ‘normalité’, peut faire comprendre que c’est un choix comme un autre, ni meilleur ni moins bon.”
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Prendre des pincettes
Aujourd’hui encore, les femmes qui évoquent leur décision de ne pas avoir d’enfants sentent qu’elles doivent toujours justifier un statut largement incompris. Pour Fiona Schmidt, autrice de Lâchez-nous l’utérus, qui a fait de ce non-désir un cheval de bataille, le vocabulaire employé est d’ailleurs révélateur. “On parle toujours de nullipare assumée: je déteste ce mot, comme si ces femmes assumaient une faute ou une responsabilité. C’est pareil quand on se félicite de tolérer cette décision. Mais en fait, soit tu l’acceptes, soit tu ne l’acceptes pas, tu ne tolères pas. La terminologie dit que ce choix est problématique.” Minoritaires en France -les nullipares volontaires représentent environ 5% des femmes– les no kids, ou childfree comme elles s’auto-désignent généralement, regrettent toutes d’avoir à prendre des pincettes quand elles évoquent leur mode de vie à contre-courant. “Je me sens toujours obligée de me justifier, comme si je ne me sentais pas normale de ne pas vouloir d’enfants, témoigne Cérès, une jeune femme belge 31 ans. Il y a une espèce de tabou autour de mon couple, personne ne nous pose de questions, les gens se demandent si c’est une décision définitive. On m’a déjà questionnée pour savoir si on traversait des difficultés à en avoir, comme s’il fallait forcément une explication. On habite ensemble depuis deux ans, ça semble être la suite logique pour tout le monde. Mais nous, on rêve de voyages, d’exploration, d’aller vivre ailleurs…”
“Je m’étais toujours imaginé une vie avec des enfants, je n’avais jamais réfléchi au fait que c’était possible de ne pas en avoir ni en vouloir.”
Les aspirations de Cérès correspondent à ce que la docteure en psychologie et écrivaine Edith Vallée décrit comme “le sens de la vie”, qui anime particulièrement les femmes qui ne sont pas mères. “Les femmes qui font le choix de non-maternité sont mues par le sens de la vie, développe-t-elle. Elles ont autre chose à faire car le sens de la vie est toujours réinterrogé, renouvelé. Même un certain nombre de mères trouvent que le sens de la vie est hors de la maternité, et celles qui ne s’en rendent pas compte sont désemparées quand leurs enfants partent. En ce qui concerne la maternité, je préfère d’ailleurs parler de décision que de choix car on ne choisit pas, on devient peu à peu qui on est. Il faut atteindre une certaine sagesse pour comprendre qu’on est arrivé·e à quelque chose qu’on n’imaginait pas toujours au départ.”
Autrement dit, la décision de ne pas être mère peut s’imposer petit à petit à des femmes qui n’avaient jamais envisagé un autre schéma que celui de la famille. C’est le cas de Cérès. “Quand, étudiante, j’ai acheté ma voiture, j’ai tout de suite pensé au coffre assez grand pour que j’y mette une poussette. Je m’étais toujours imaginé une vie avec des enfants, je n’avais jamais réfléchi au fait que c’était possible de ne pas en avoir ni en vouloir. Et puis j’ai commencé à y penser et à comprendre ce que c’est d’avoir des enfants. Je suis sage-femme, j’ai toujours voulu faire ce métier que j’adore. Je travaille avec des enfants et des parents, je vois les joies mais aussi les tristesses et les difficultés. J’adore rassurer les mamans ou câliner les bébés dans des nuits difficiles, mais c’est suffisant pour moi. Je suis confrontée à beaucoup de choses compliquées dans le cadre de ma profession et je n’ai pas envie de prendre ces risques pour moi. ”
Révolution du genre et de l’écologie
Ne pas prendre de risque pour soi, mais ne pas en prendre non plus pour la planète, voilà qui revient de plus en plus souvent dans les motivations des jeunes générations souffrant d’éco-anxiété. Chloé Chaudet aborde cette angoisse qui la traverse dans J’ai décidé de ne pas être mère. “Pour moi ce n’est pas anecdotique, notre situation actuelle est pire que tout ce qu’on a pu vivre au niveau environnemental, et la crise sanitaire que nous traversons n’a fait qu’accentuer mon inquiétude.” La journaliste France Ortelli, qui vient de publier Nos Cœurs Sauvages et prépare un documentaire sur la non-maternité, pense qu’il y a une rupture générationnelle sur cette dimension environnementale, et sur le rapport à la maternité en général. “Les jeunes sont la clé, avance-t-elle. Elles sont beaucoup moins dans le schéma du mariage et des enfants, et disent que leur rêve est de vivre avec leurs copines. La génération qui arrive à l’âge adulte sera moins genrée que nous, les femmes vivent dans la peur de devoir tout se coltiner. Conjuguée à l’entrée de plus en plus tardive dans la vie professionnelle, ça devrait vite révolutionner les modèles.”
Oui, à condition que les féministes s’y intéressent, alertent Chloé Chaudet et Fiona Schmidt. “Mon livre est un appel à ce que le débat soit poursuivi, insiste Chloé Chaudet. C’est un appel aux féministes, qui ont tendance à ne pas s’emparer du sujet ainsi qu’un appel au grand public. Je veux montrer un parcours de femme ‘normale’ qui choisit de ne pas avoir d’enfants.” Fiona Schmidt partage cette position mais déplore un accueil peu réceptif. “Très sincèrement, on n’intéresse toujours personne médiatiquement, regrette l’autrice également à l’origine du compte Instagram Bordel de Mères. La parole féministe commence à se décoincer sur la maternité et l’éducation des enfants, et c’est heureux. Mais les femmes qui ne veulent pas d’enfants restent invisibilisées, tout le monde s’en fout, alors que c’est un choix éminemment politique. Ne pas vouloir d’enfants et le dire haut et fort, c’est remettre en cause tout le modèle, c’est mettre la féminité à un endroit où elle n’a jamais été, à savoir celui de l’indépendance, de l’empouvoirement, de la solitude. C’est dire ‘je veux rester seule et je me suffis à moi-même’ et ça bouscule les fondements du patriarcat, ça bouscule la définition même de la féminité.” Avec son compte Instagram et sa conceptualisation de la charge maternelle, Fiona Schmidt a observé une “sororité à deux vitesses”, selon ses mots. “Il y a celles qui y ont droit, ce sont celles qui sont mères. Si tes choix sont considérés comme dissidents, tu n’y as pas droit. ” Après de trop violents commentaires sous des posts consacrés à la PMA pour toutes et à la nulliparité, elle a décidé d’arrêter de publier sur le compte il y a plusieurs mois.
Edith Vallée entend, elle aussi, redéfinir les contours de la féminité en remettant en question la maternité. La psychologue lie directement l’invisibilisation des femmes dans l’histoire à l’injonction à faire des enfants qui pèsent sur elles depuis toujours. “Les femmes ont accompli beaucoup de choses mais l’histoire n’a retenu que quelques icônes et a occulté toutes les autres. Oublier l’apport des femmes dans l’histoire, c’est leur signifier qu’il ne leur reste plus que la maternité pour se réaliser et continuer à les enfermer à cette place.” Pas surprenant qu’Edith Vallée consacre désormais son énergie à écrire sur le matrimoine, sa principale bataille féministe. Chloé Chaudet s’est elle aussi penchée sur cette question en relisant Une Chambre à Soi de Virginia Woolf, et en émettant une réserve sur ce texte fondateur encourageant les femmes à garder du temps pour elles-mêmes et à prendre la plume. “Je ne m’étais pas pleinement rendu compte que la chambre à soi vise à produire de brillantes écrivaines, ce n’est pas un lieu où l’on se repose, souligne-t-elle. Quand on n’a pas d’enfants, on doit souvent prouver à la société qu’on crée autre chose à la place, ce qui remplace une pression par une autre.”
Nouveaux modèles
Toutes les femmes interviewées conviennent que nous manquons encore de modèles de femmes accomplies hors du mariage et des enfants, particulièrement en France, la championne européenne de la natalité, une statistique qui fait la fierté de toute notre classe politique biberonnée à la philosophie nataliste. “La France, c’est bébéland et les femmes célibataires sont absentes de nos représentations, remarque France Ortelli. Pourtant, on doit faire ce deuil de la maternité toutes ensemble, il faut qu’on arrête de se projeter comme des déesses fécondes et qu’on laisse une vraie place à la femme qui se réalise autrement. C’est dur à accepter car c’est dur aussi de faire d’autres choix, parfois moins faciles, comme celui de vivre de sa passion, mais c’est le prix de la liberté. Pour l’instant on n’arrive pas à faire évoluer les modèles, ça me frappe d’entendre Blanche Gardin dire qu’elle pensait vraiment avoir des enfants un jour et que la société ne l’aide pas à faire ce deuil-là.”
“Ces femmes déstabilisent l’inconscient collectif sur un plan symbolique.”
Certains indices laissent tout de même penser que les jeunes femmes y réfléchissent plus que leurs aînées. La vidéo publiée par Enjoy Phoenix le mois dernier lui a attiré de nombreuses critiques mais a fait entendre la voix d’une vingtenaire pour qui avoir des enfants n’a rien d’une évidence et qui explore d’autres voies pour réussir sa vie.
Pour Edith Vallée, il y a quelque chose de métaphysique dans cette perception alternative du bonheur. “C’est comme si ces femmes faisaient tourner le monde à l’envers, car en refusant de donner naissance, elles mettent un arrêt au cycle vital qui fait partie du cosmos et déstabilisent l’inconscient collectif sur un plan symbolique, explique-t-elle. Nous sommes formaté·e·s depuis les origines sur la nécessité de survie de l’espèce par la reproduction, mais il y a belle lurette que la société n’a pas besoin de beaucoup d’enfants pour se renouveler, au contraire il faudrait qu’elle maîtrise son déploiement sur terre. La réalité de la vie sur terre est en contradiction avec l’imaginaire symbolique.”
Certes, mais pour Fiona Schmidt, la prise de conscience est lente, beaucoup trop lente, et la parole n’est pas du tout libre sur le sujet. “Ça changera vraiment le jour où les no kids se sentiront libres d’exprimer leur ressenti et leurs expériences, comme les femmes l’ont fait en évoquant frontalement les violences sexuelles avec #MeToo. Mais ça n’est pas le cas et la meilleure preuve, c’est qu’il y a très peu de femmes qui déclarent ne pas vouloir d’enfants. Je ne crois pas qu’il y ait seulement 5% des femmes qui ne veulent pas d’enfants.” L’autrice regrette que les clichés autour de ces dernières soient toujours aussi nombreux : “Les arguments qu’on sert aux no kids sont éculés, on en est toujours au mythe de la vieille fille bouffée par ses chats, qui vit dans la solitude. À aucun moment, on estime que ce choix est éclairé, serein et positif. Or, de plus en plus de femmes vont être confrontées à la question de l’infertilité, et si on continue de leur dire que la vie sans enfants est une vie de merde, ça va être très compliqué pour elles. ” En tout cas, elle peut compter sur Edith Vallée pour ne pas aller dans ce sens. La conclusion de la docteure en psychologie, plongée dans ses recherches sur le matrimoine après avoir travaillé toute sa vie sur la non-maternité, est sans appel: “J’ai aujourd’hui 73 ans, et s’il y a une chose dont je suis fière, c’est de ne pas avoir cédé aux injonctions et de ne pas avoir fait d’enfants.”
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