Le reporter Alec MacGillis nous plonge dans cette Amérique fracturée que redessine aujourd’hui Jeff Bezos avec son entreprise de distribution en ligne.
Hector Torrez vit dans un sous-sol pour ne pas réveiller sa femme quand il se lève au milieu de la nuit pour aller au boulot. Il travaille douze heures d’affilée, cinq nuits par semaine, pour 15,60 dollars de l’heure. Dans l’entrepôt, il soulève à la chaîne, l’un après l’autre, les cartons “dont certains pèsent jusqu’à vingt-cinq kilos, écrit Alec MacGillis. Il se tartine de crème anesthésiante, prend de l’ibuprofène sur place puis, une fois rentré à la maison, applique des poches de glace sur son coude.”
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Le journaliste du New Yorker décrit la vie de galérien de cet ancien ingénieur en informatique qui, comme tant de ses compatriotes, n’a pas eu le choix : après son licenciement lors de la crise de 2008, c’est le seul boulot qu’il a décroché, après douze ans de chômage. Amazon recrute en effet à tout-va depuis le début de la pandémie. L’entreprise a fait sa fortune de cette situation de crise, asseyant un peu plus encore son emprise sur l’économie mondiale numérisée comme sur nos vies quotidiennes.
Chaque chapitre plonge dans un territoire spécifique, une histoire singulière, qui révèle un aspect de ce “système Amazon”
Enquête de terrain, Le Système Amazon explore les lieux emblématiques de la multinationale de distribution en ligne, d’un bout à l’autre des Etats-Unis : entrepôts, centres de triage, quartier général, etc. Chaque chapitre plonge dans un territoire spécifique, une histoire singulière, qui révèle un aspect de ce “système Amazon” : le lobbying et les pressions exercées sur les élus à Washington D.C., la dignité bafouée des travailleur·euses à Baltimore, la gentrification liée à la transformation de la ville à Seattle.
Une inégalité criante
Ce système repose en fait sur une inégalité criante : tandis que le patron Jeff Bezos, homme le plus riche au monde, traduit les bénéfices d’Amazon en s’octroyant des salaires toujours plus mirobolants, son entreprise repose sur l’exploitation de ces employé·es saisonnier·ières, ce nouveau prolétariat sans droit, sous-payé, menacé de représailles s’il·elles envisagent de se syndiquer.
MacGillis décrit l’ascension fulgurante des golden boys du numérique dans les années 1980, tandis que ceux et celles qui font leur fortune dépérissent. On se croirait dans un grand Scorcese tant c’est l’histoire de l’Amérique qui s’écrit ici, cette lutte impitoyable pour la richesse synonyme de bonheur, dont les héros·oïnes sans histoire perdent, en général, face à ceux·celles né·es du bon côté.
Cette Amérique que Bezos redessine, façonne pas à pas, détruit les écosystèmes locaux et impose ses lois
Son livre dresse également le contraste saisissant des inégalités entre territoires, entre les campagnes et les villes, certes, mais aussi entre quelques rares pôles urbains élus par les dirigeant·es du numérique (Seattle, San Francisco) et les autres agglomérations renvoyées à leur misère (Detroit, Baltimore, Memphis, etc.).
Tel est le paysage fracturé que révèle Le Système Amazon, cette Amérique que Bezos redessine, façonne pas à pas, s’installant un peu partout dans le pays, détruisant les écosystèmes locaux, imposant ses lois. Une leçon à méditer, pour éviter que la même chose ne se produise ailleurs à l’avenir, à commencer par l’Europe.
Le Système Amazon. Une histoire de notre futur (Seuil/Editions du sous-sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morgane Saysana et Guillaume Contré, 462 p., 24 €. En librairie le 3 juin
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