Les pieds dans le réalisme social, la tête dans une abstraction paranoïaque : Fred de Pierre Jolivet, un polar mental (partiellement) réussi. Dès les premières minutes, on est plongés dans un univers fort sur lequel planent une menace indéfinissable, un sentiment diffus d’étrangeté. Fred discute avec son copain et voisin Michel. Est-ce l’air inquiet, agacé, […]
Les pieds dans le réalisme social, la tête dans une abstraction paranoïaque : Fred de Pierre Jolivet, un polar mental (partiellement) réussi.
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Dès les premières minutes, on est plongés dans un univers fort sur lequel planent une menace indéfinissable, un sentiment diffus d’étrangeté. Fred discute avec son copain et voisin Michel. Est-ce l’air inquiet, agacé, pressé de Michel ? Est-ce l’heure avancée de la nuit ? Est-ce le lieu un quartier de pavillons tout neufs, ni fait ni à faire, ni ville ni campagne ? Est-ce la nervosité du montage, la sécheresse des cadrages ? Toujours est-il que cette situation des plus banale porte en elle une tension inquiète, définit un espace incertain qui accroche d’emblée. Après cette entrée en matière réussie, Pierre Jolivet expose plus précisément les repères de son histoire. Fred est grutier au chômedu, en ménage avec Lisa et son gamin (dont il n’est pas le père). Michel est père divorcé : il disparaît du quartier, mais avant de mettre les bouts, il charge Fred de lui faire une course en camion et lui laisse les clés de sa maison. En quelques scènes rapides mais précises, Jolivet plante un très convaincant décor de banlieue anonyme, à la lisière du prolétariat et de la (toute) petite bourgeoisie : les pavillons construits à la va-vite, le chômage, les petites bagarres de bistrot, les boulots ordinaires et les petits chefs aliénants, les familles recomposées, le jonglage ordinaire mais héroïque entre travail, factures et moutards Jolivet capte tout cela au fil de l’histoire, comme en passant, sans jamais donner dans la pitié ou le pathos prolétarien.
Mais Fred ne se résume pas à un simple docudrame sur les difficultés de la classe ouvrière : le réalisme social sert ici de cadre à une histoire aux dimensions kafkaïennes… Une montée paranoïaque dynamise(te) l’ancrage naturaliste : dès que Fred accepte de conduire le camion de son ami, il met le doigt dans un engrenage dont ni lui ni le spectateur ne mesurent les conséquences. Les indices étranges s’accumulent. Pourquoi Michel a-t-il disparu ? Pourquoi une camionnette bleue sillonne-t-elle régulièrement le quartier ? Pourquoi des inconnus rôdent-ils un soir derrière la maison de Michel ? Et puis un matin, Fred et un ex-collègue visitent l’usine fermée du coin (d’où chômage) et le collègue se fait tabasser à mort… Toute cette partie est passionnante parce que Jolivet ne filme que des effets, jamais des causes. De fait, il arrive à faire monter un très prenant climat d’angoisse, une sensation de piège invisible rendue encore plus oppressante par un montage très nerveux et un filmage sans fioritures. Par ailleurs, il se permet d’insérer quelques scènes qui n’apportent rien à l’efficacité narrative de l’ensemble mais renforcent et enrichissent les personnages (le beau face-à-face entre Clotilde Courau et Roschdy Zem ou les moments charnels entre Courau et Lindon).
Sous ces auspices, il est dommage que la seconde partie du film tombe dans les conventions plus balisées du polar à la française. Le film roule alors vers la résolution finale de l’affaire, processus toujours décevant car, comme le savent tous les hitchcocko-lynchiens, la solution d’un mystère est toujours moins intéressante que le mystère lui-même (ce que prouve une fois de plus Fred ), et le suspense (mettre le spectateur au jus bien avant la fin) est nettement préférable à l’énigme (le spectateur découvre le pot-aux-roses à la toute fin très courte jouissance). De plus, cette seconde partie cède à quelques travers habituels du cinéma français : dialogues qui prennent l’avantage sur la mise en scène, jeu légèrement (café-)théâtral de François Berléand en flic désabusé… Tout cela finit par ramener le film dans un territoire plus banal, même si le duo entre Fred et le commissaire réserve d’authentiques moments de comédie. Globalement bon, le casting de Fred réserve deux excellentes surprises : Clotilde Courau (qu’on connaissait mal), remarquable de justesse et de vivacité en jeune femme faisant tout pour tenir la fragile baraque de sa vie ; et Vincent Lindon (qu’on ne connaissait que trop bien), très convaincant en prolo gras du bide, mal rasé, suant la Kronenbourg, cherchant éperdument à sauvegarder le peu qui lui reste.
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