Dans Afriques : comment ça va avec la douleur ?, le photographe et cinéaste Raymond Depardon revient inlassablement sur ses obsessions : l’Afrique et la douleur bien sûr, mais aussi le voyeurisme, la place de la caméra, la responsabilité morale du réalisateur, le doute nécessaire de l’homme d’images.
« Je ne sais pas quoi filmer, je ne sais pas quoi regarder. » Pendant presque trois heures, cet aveu de trouille plus que d’échec reviendra comme un leitmotiv dans la voix off de Raymond Depardon. A force de pays traversés, de pellicule emmagasinée, de pistes creusées, ce cri d’angoisse finira par s’imposer comme la ligne directrice, la colonne vertébrale de ce film-somme. Quelle est précisément la peur de Raymond Depardon photographe depuis 1960 (la guerre d’Algérie pour l’agence Dalmas) et cinéaste depuis 1969 (Ian Palach, tourné à Prague pendant la minute de silence dédiée au jeune martyr) lorsqu’il accepte en 1993, à la demande de la Fondation de France et de Canal+, d’entreprendre une traversée de l’Afrique, du sud au nord-est, en plusieurs voyages ? L’exotisme facile ? Le voyeurisme à bon compte ? La compassion photogénique ? La simplification démagogique ?
Après plus de trente ans de métier, Depardon retrouve ce continent qu’il aime, nanti de moyens qui lui permettent de voyager comme il aime, c’est-à-dire dans l’improvisation, avec du temps devant lui, en se laissant entraîner, sans savoir à l’avance ce qu’il va filmer ni quelles seront ses rencontres. Il fixe lui-même la règle du jeu : « Ce n’est pas un road-movie. Ce n’est pas un travail d’investigation journalistique. Je vais tenter de regarder et d’écouter les douleurs ordinaires en Afrique. » Vaste programme,
et plus encore après la précision sémantique : « Pour certains Africains qui se servent de la langue française, je sais que le mot « douleur » signifie une salutation dont le seul souci est de veiller à notre bien-être pendant notre séjour en Afrique. « Comment ça va avec la douleur ? » comme un simple bonjour. Ils ont de la pudeur à parler des grandes douleurs. La douleur en tant que « réaction de défense », « heureux avertissement », « délicate attention », comme nous l’expliquent nos médecins, est loin des préoccupations des Africains. »
Première étape : le cap de Bonne-Espérance. Dans une île à quelques kilomètres au large, Nelson Mandela vient de passer plus de vingt ans en prison. Impressionné, Raymond Depardon ne lui pose aucune question, mais lui demande une minute de silence. Classique chez Depardon,
c’est un moment à la fois fort et frustrant. Première manifestation de cette fameuse peur. Premier moment de grâce aussi.
Après le plan fixe sur Mandela et un plan-séquence caméra à l’épaule sur un enterrement au Natal, on passe à un panoramique à 360° sur Soweto. Trois plans très longs, toujours à distance respectueuse, exemplaires de la grammaire cinématographique de Depardon, qui a pour fonction de canaliser cette fameuse angoisse. Illustration plus loin, au Soudan, dans le pavillon d’un hôpital rassemblant des malades isolés, déclassés. La voix de Depardon murmure : « Je pense que tout seul je n’aurais pas osé filmer ces gens. C’est Carole, une infirmière, qui a insisté pour que je montre cette réalité telle quelle. Je devrais maintenant arrêter de filmer. Certains peuvent penser en avoir vu assez. Mais si je continue à filmer, c’est que j’ai mes raisons. D’abord, il faut savoir que je filme en continu, pour ne pas avoir la possibilité ensuite de modifier le temps réel. Chaque cinéaste a le devoir moral de son plan, et le temps réel en est une garantie. Ce plan est sensible. Sensible à cause de la tentation de vouloir le réduire, de prendre seulement la partie la plus spectaculaire, la plus esthétique, ou celle qui exprime le plus de compassion. Vous pourriez me reprocher d’être trop insistant, et de faire mon cinéma avec ça. Je sais seulement que l’insistance rend ce plan moins fragile en quelque sorte. Plus riche parce que moins réducteur. Regardons ensemble : depuis que le plan-séquence avance, nous apercevons d’autres personnes d’apparence normale dans ce pavillon. Ce ne sont pas seulement des vieux et des malades dans un mouroir improvisé comme on peut le penser au début du plan. Ce sont aussi toutes sortes de personnes rejetées, isolées, repoussées, contagieuses, malades mentales, ou ni l’une ni l’autre. Les images et les sons nous disent déjà beaucoup de choses, mais cela ne suffit pas, et surtout, cela ne change rien. »
« Cela ne change rien » : voilà pointé l’ultime malaise. Le cinéaste a beau prendre toutes les précautions, tous les garde-fous éthiques, il n’est jamais là que pour filmer. Sans caméra, il ne serait même pas là à regarder. « Malgré mes extrêmes attentions et la violence que tout opérateur ressent pendant que la pellicule chimique tourne dans la caméra, où chaque minute est unique, j’ai un sentiment de grande impuissance : que pouvons-nous faire ? Je vous dis qui je suis et quelles sont les circonstances de ce tournage. Ces images sont ma mémoire. Cette sélection est mon regard. Je me suis efforcé de filmer peu de choses, de vous montrer presque tout. Il y a la lumière des visages, les silences et des rires. Nous savons beaucoup de choses mais cela ne change rien sur le terrain. J’avoue ma perplexité à vous communiquer par les images, les sons et les mots, les douleurs quotidiennes en Afrique. Cette guerre au Soudan a commencé il y a si longtemps que l’on finit par l’oublier. Pourtant, elle n’est pas près de s’arrêter. »
« Il pontifie parce qu’il n’a rien à filmer », a-t-on pu entendre à la sortie de la projection du film pour l’inauguration du dernier Cinéma du Réel à Beaubourg. Ce n’est pas que Depardon n’ait rien à filmer, c’est qu’il a trop à filmer : « Le champ d’investigation du regard est très large, c’est sans fin. » Qui plus est quand on « panote » à 360°. Depardon choisit donc de procéder par élimination : il slalome entre les images trop évidentes ou trop spectaculaires. Du coup, parfois, on peut avoir l’impression qu’il ne reste pas grand-chose, qu’il énonce effectivement de belles théories en voix off sur des images dérisoires. Mais à chaque fois, il rattrape cette impression et l’infirme. Ainsi, lorsque sur des plans de sa chambre d’hôtel, il détaille sa peur d’aller filmer les massacres au Rwanda, on ne peut s’empêcher de se dire que d’un excès (le couvre-lit) à l’autre (les charniers), il y avait peut-être d’autres positions. Et l’on se mord la langue au plan suivant, un plan-séquence dans une prison de Kigali, sept mois plus tard. La guerre est finie et Depardon se fraie maladroitement un chemin parmi cinq mille détenus en attente de jugement : « J’ai filmé l’œil ouvert comme dans Faits divers ou San Clemente.«
Ses détracteurs diront qu’il bétonne, qu’il noie sous des commentaires exemplaires ses limites de cinéaste. Alors qu’il faut voir dans cette captation en creux la marque de l’intelligence et de la sensibilité. Depardon commet parfois quelques faux pas, mais après tout il aurait pu aussi les couper au montage. Le voir questionner avec insistance les figurants de La Captive du désert est assez pénible, et le fait qu’il reconnaisse sa balourdise en voix off n’efface pas l’impression malaisante d’un paternalisme dirigiste à la Daniel Karlin. Mais ne faut-il pas du courage pour laisser le spectateur intégrer à sa réflexion de tels éléments ?
Depardon clôt le film sur la ferme du Garet où il est né et ne cesse de citer ses précédents films, traçant ainsi le lien indéfectible qui relie tous ses films, toute sa vie. Ce qu’il y a de passionnant dans le travail de Raymond Depardon, il le résume lui-même dans cette phrase aussi rassurante qu’inquiétante : « L’homme d’images est habité par le doute et rien ne vient le rassurer. »
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