Evitant l’autoroute encombrée du scénario et des personnages, Crash emprunte la voie plus risquée des figures pour aboutir à une étrange et mélancolique peinture de notre époque, marquée par l’avancée de la technologie et la perte du désir. Un film inconfortable et audacieux qui serait comme le noyau dur de la vision de Cronenberg. Tels […]
Evitant l’autoroute encombrée du scénario et des personnages, Crash emprunte la voie plus risquée des figures pour aboutir à une étrange et mélancolique peinture de notre époque, marquée par l’avancée de la technologie et la perte du désir. Un film inconfortable et audacieux qui serait comme le noyau dur de la vision de Cronenberg. Tels des bisons futés nous orientant dans le labyrinthe de leurs fantasmes, le cinéaste et l’auteur du livre, J. G. Ballard, soulèvent le capot de Crash pour en décortiquer la mécanique. Bonne route.
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Après douze films, David Cronenberg est comme un peintre qui serait parvenu à la maîtrise absolue de son art. Il a gommé peu à peu tout ce qui lui était inutile pour se concentrer sur un seul motif. En adaptant Crash de J. G. Ballard, le cinéaste décide de ne garder que le centre névralgique de son cinéma : des corps et des machines. Et rien d’autre. Après M. Butterfly, qui n’échappait pas tout à fait aux pièges de la reconstitution historique, Cronenberg revient aux thèmes de La Mouche et de Faux-semblants, se penche de nouveau sur la coexistence peu pacifique entre une humanité en pleine mutation et les machines qu’elle a créées pour dominer le monde. Celles-ci ne se contentent pas de servir, d’être réduites à leur fonction : elles transforment l’homme en profondeur, à mesure qu’il croit les utiliser. Elles le soumettent à leurs mécanismes, parasitent ses rêves, changent sa sexualité et finissent par le rendre dépendant.
Idée fixe de Cronenberg, les dépendances du corps qu’elles soient sexuelles, technologiques ou liées à une quelconque substance toxique, et le plus souvent les trois à la fois se retrouvent au cœur de Crash. Cette fois, c’est de la plus banale d’entre elles qu’il sera question, celle qui enchaîne l’homme au plus commun de ses engins de mort, la voiture. Inventée en même temps que le cinéma, ou presque, l’automobile est devenue le symbole de sa modernité. Alors qu’elle était synonyme de voyage et d’exploration de l’univers, de la recherche de son sens caché, la bagnole devient ici l’unique lieu du désir. Elle est privée de sa fonction première, le mouvement, pour devenir un endroit clos sur lui-même, une chambre d’amour montée sur quatre roues. Il ne s’agit plus de bouger, encore moins de partir, mais de se perdre dans de fascinants voyages immobiles.
Dès la première séquence, Cronenberg joue cartes sur table. Dans un garage d’aéroport, la caméra s’attarde sur le fuselage d’un avion avant de s’orienter vers un corps de femme. Elle se donne à un homme, prise entre deux contraires : la froideur du métal qui mord son visage et la chaleur d’une bouche sur son cul. Ailleurs, sur un plateau de cinéma, une autre femme et un autre homme qui s’appelle James Ballard reproduisent cette posture sexuelle. On les dérange, coitus interruptus. L’unité orgasmique de ces deux scènes se fera sur un balcon, quand la femme de l’avion racontera son aventure à son mari, le producteur de cinéma, qui lui dira la sienne en échange. Face aux lignes mouvantes de l’autoroute, excités par leurs récits, ils feront l’amour. Délaissant leur étreinte, la caméra plonge vers les files de voitures, vers le péril. Tout le film sera l’autopsie de ce mouvement, de ce passage de la baise chic à la baise choc, de la mise en scène soignée de l’adultère bourgeois (on se trompe, on se le raconte, ça nous émoustille) à la pulsion véritable, celle qui est subie plutôt qu’appelée. D’abord vu comme une simple toile de fond à leurs ébats, le trafic automobile deviendra l’élément central de leur relation, celui qui relancera le désir et mettra le couple libéré en danger de mort clinique.
Un accident de voiture peut-il libérer l’imaginaire de ses interdits ? Comment naît une obsession sexuelle ? Quel est le choc, le crash, qui provoque le basculement ? Afin de montrer le détournement par quelques allumés du culte de la voiture religion de masse s’il en est vers la « perversion » sexuelle, Cronenberg s’empare de l’image publicitaire. Bien lisse, bien propre, dénuée d’aspérités, elle a été inventée pour donner du rêve et de l’évasion, pour vendre des voitures « à vivre », ont osé dire certains. En apparence, Cronenberg ne change rien à ce filmage clean du produit de consommation courante. Seulement, il le reproduit pour mieux le parasiter, il rend poisseuse l’image commerciale. D’objets toujours plus sûrs et efficaces, les voitures se transforment en monstres assoiffés de sang, de larmes et de sperme. Rendues à l’état d’épaves, elles deviennent les mausolées de leurs propriétaires, des urnes funéraires renfermant les ultimes sécrétions de leurs victimes. Sur les images du rêve, le cinéaste fait affleurer celles du chaos. Ainsi, en dévoilant le mensonge qu’elles portent en elles, sans avoir l’air de les toucher, il leur rend leur part maudite. Une publicité pour une bagnole recèle le potentiel d’un film gore. En intégrant cette donnée, les adeptes du sexe automobile ne font que la devancer. Plutôt que de rester des victimes passives, ils préfèrent devenir les adorateurs de leur propre martyre comme tous les grands amoureux.
Après l’accident, le couple va devoir sceller une nouvelle alliance. Le corps de l’homme s’est métamorphosé. Sa jambe arbore les séquelles de sa contamination par la mécanique. Le récit de la collision, à l’inverse de celui des aventures passées, ne suffit plus à amorcer le désir. La parole est devenue inutile, elle ne fait plus bander personne. Sur le balcon, l’homme scrute les fluctuations du trafic avec de nouveaux yeux : lors de l’accident, il a vu la mort en face et, selon le vieil adage qui veut qu’Eros et Thanatos se promènent souvent ensemble, le sexe, aussi cru que soudain, lui a sauté au visage. Alors, l’exercice du devoir conjugal tourne à la gymnastique laborieuse. La nouvelle femme, celle dont Ballard a tué le mari, est médecin. Elle connaît intimement le fonctionnement des corps et la manière de les raccommoder et, comme Ballard, elle a payé sa connaissance au prix fort. Unis par la violence de leur rencontre, précipités avec brutalité l’un contre l’autre, ils doivent trouver celui qui saura leur donner le spectacle de leur histoire, le grand prêtre de la secte des éclopés et des couturés : le plaisir, maintenant qu’il est identifié, doit pouvoir se mettre en scène c’est la condition première à sa reproduction. Le cinéma nous aura au moins appris ça.
Le metteur en scène s’appelle Vaughan. Devant une poignée de fidèles, Vaughan organise de curieux son et lumière. En reconstituant « pour de vrai » la mort de James Dean, il renoue avec la chicken-run (« la course des dégonflés ») de La Fureur de vivre. Ce faisant, il efface le hiatus entre le cinéma et la vie, il confond les mythes celui du film de Ray et celui de la mort de l’acteur pour les tirer vers son propre désir de mort. Les saints de son panthéon s’appellent Grace Kelly ou Albert Camus. Il roule dans la réplique exacte de la voiture dans laquelle a été tué Kennedy. Du plus grand traumatisme de l’histoire américaine, il a fait l’étendard roulant de sa différence sexuelle. Dans les entrailles des épaves démantibulées, il cherche les vestiges de la vie de leurs occupants. C’est un archéologue de la tôle froissée. Quand il triture un corps de femme, celui de la prostituée qu’il ramasse dans un parking, c’est pour en découvrir les mécanismes secrets, en ausculter les rouages et les pistons. Pour Ballard et sa femme, il sera le médium vers des territoires inconnus, celui qui les obligera à assumer leur obsession, à l’inscrire dans leur chair, au risque de la mort.
Vaughan sait que, pour être lu, donc compris et aimé, un corps doit être écrit. Il ne peut être désiré durablement que pour ses défauts. Sur la peau, chaque cicatrice est un sexe cousu, un vagin fermé qui ne demande qu’à vibrer, la marque tangible du passage du désir. Comme le James Woods de Vidéodrome, qui extirpait les cassettes vidéo d’une plaie de son ventre, Vaughan fait de sa chair le réceptacle de sa passion. Homme-voiture avec son volant tatoué sur le torse, il marque les corps, le sien et celui des autres, pour pouvoir en jouir. En tuméfiant la peau de la blonde glacée, en la recouvrant de bleus, il la rend de nouveau apte à l’amour de son mari, avant de faire subir le même traitement à celui-ci. Par sa violence, il inscrit du sens sur leurs corps et leur fait perdre leur opacité. Icône publicitaire à la plastique trop parfaite, la femme voit son avenir dans les membres artificiels et les cicatrices béantes de Rosanna Arquette, nouvelle poupée d’Hans Bellmer, femme-prothèse que l’on peut tordre à loisir. Dans la scène du car-wash, peut-être la plus belle du film, c’est un rêve utérin que le trio accomplit. Protégés de l’extérieur par leur carapace de métal, ils échangent leurs fluides comme on se dit un secret, sans un mot, par la seule mécanique des corps. Ils sont enfin les mêmes, parfaitement unis, trois en un.
Crash est un film tendu à se rompre. Trop priapique pour tolérer un quelconque assouvissement, il ne dévoile des corps que pour mieux nous prendre au piège de notre propre excitation. Purement hypnotique, il s’offre à nous comme une proposition de trip. Pour l’apprécier, il suffit de se laisser aller, d’oublier ses repères pour suivre le film là où il veut nous emmener, loin dans la fascination pour les images qui mentent afin de mieux dire le vrai. Si sa construction est sophistiquée, c’est pourtant un film simple, presque littéral. Filant la métaphore de la voiture-sexe à la fois pénis de l’homme qui transperce le réel et vagin de la femme qui le contient tout entier , Cronenberg fait mine de rester à la surface d’un monde déréalisé pour mieux le dévoiler, sans fard ni ornement. Réduit à l’essentiel, proche de l’abstrait, Crash nous tend un miroir où se reflètent nos visages-machines. C’est un film qui fait baisser les yeux, de peur et de plaisir mêlés.
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