Le hussard de la VIe face au grognard de la Ve : Arnaud Montebourg, candidat à la primaire socialiste, et Henri Guaino, conseiller spécial et plume du président, confrontent leur idéal républicain.
La République ! Tous les partis, de la gauche radicale à l’extrême droite, s’en réclament et prétendent en restaurer les valeurs, qui seraient menacées. A l’heure où les démocraties occidentales connaissent une crise de la représentativité et où les “indignés” espagnols soulignent que les dirigeants élus n’ont plus vraiment le pouvoir, quelle est l’avenir de la République, cette vieille idée française ?
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On a l’impression que tous les partis se réclament aujourd’hui de la République. Alors que dans les années 70-80 la gauche ne la mettait plus en avant, elle redevient une de ses valeurs. Quelle en est la raison ?
Arnaud Montebourg – La France est une nation politique, elle a construit son destin dans l’histoire par la politique. Tous les moments à la fois glorieux et tragiques l’ont été soit parce que la politique était plus forte que les événements, soit parce qu’elle était trop faible et incapable de répondre aux événements. Tout le sujet de l’élection présidentielle qui s’annonce, c’est la capacité qu’ont les Français rassemblés dans une nation, dans une République, de pouvoir peser sur les événements, notamment économiques.
Je dis souvent que la mondialisation, c’est le châtiment réservé à ceux que l’on faisait vivre dans l’inconfort au Moyen Age. Ils n’avaient ni le droit d’être couchés, ni celui d’être debouts. Aujourd’hui, sommes-nous prêts à nous dissoudre ? Ou affirmons-nous une volonté plus forte que les forces économiques qui sont aujourd’hui en train de nous détruire ? Il faut reconstruire un modèle français de l’après-crise. C’est par la République qu’on le fera.
Henri Guaino – Oui, la France est une nation politique, et la République est centrale dans son imaginaire collectif. Pendant une trentaine d’années, le mot avait quasiment disparu du vocabulaire politique alors que triomphait la pensée unique qui proclamait la fin de l’histoire et des nations dans le marché planétaire. Seules quelques fortes personnalités telles que Philippe Séguin ou Jean-Pierre Chevènement parlaient encore de la République pour exprimer une “exception française” menacée par l’aplatissement du monde. Le mot revient à la mode avec le procès de la globalisation, l’aggravation de la crise identitaire et le besoin pressant de repères. Mais il ne faut pas le galvauder, en faire un fourre-tout idéologique.
La République, ce n’est pas l’autre nom de la démocratie. C’est un système de valeurs, une morale. C’est le cri de Valmy, la souveraineté du peuple, la nation comme un creuset et comme un partage, c’est l’appel de la justice, la passion de l’égalité, l’exigence de l’émancipation, la reconnaissance du mérite, la volonté obstinée que nul ne soit condamné à être prisonnier de ses origines, de son milieu, de sa condition. C’est la foi dans la raison et dans le progrès. La République est un projet. C’est le même idéal depuis deux cents ans, poursuivi avec des moyens différents et exprimé dans des synthèses successives, depuis la Déclaration des droits de l’homme jusqu’au programme du Conseil national de la Résistance…
Arnaud Montebourg – Je dirais pour ma part que le projet républicain, qui a permis à la France de trouver un chemin dans l’histoire dont les Français sont fiers, est aujourd’hui en difficulté. D’abord parce que la République s’est affaiblie, pour ne pas dire effondrée. On nous avait promis une République irréprochable qui n’est pas venue. Je défends depuis longtemps l’idée d’une République exemplaire. Pour entraîner les hommes, les unir autour d’un projet, il faut que ceux qui ont la charge de définir le chemin collectif soient des exemples. Or, le mandat de Nicolas Sarkozy a offert à la vue de tous la connivence avec les puissances de l’argent, des passe-droits fiscaux, l’affaire Bettencourt, l’Epad, en passant par le favoritisme déclaré pour monsieur Tapie.
L’exemplarité n’est pas au rendez-vous. La mise à distance et l’affaiblissement de la République sont programmés, avec des comportements de cette nature. Ensuite, une République ne doit pas être qu’exemplaire, elle doit être forte, plus forte. Ce qui doit dominer, ce n’est pas la finance, c’est l’intérêt général. Et enfin, c’est une République qui doit être rassemblée, réconciliée, au lieu d’être gouvernée par la discorde et la division. Exemplarité, force, réconciliation, ces trois éléments font défaut aujourd’hui. Pour moi, une République forte doit tenir la dragée haute à des forces économiques qui aujourd’hui sont en train de détruire la vie des gens : les délocalisations, la cupidité des milieux économiques, le système bancaire qui est en train de mettre au pas les citoyens, les contribuables de l’Union européenne. Après que les citoyens et les contribuables desdits Etats ont secouru les banques, voici que les banques mangent la main qui les a secourues.
Un chiffre : 4 589 milliards d’euros ont été soit attribués aux banques, sous forme de subventions ou d’avances remboursables, soit rendus disponibles pour sauver le système bancaire en trois ans. Curieusement, les Etats-Unis d’Amérique, qui ne portent pas un projet républicain, ont retrouvé le chemin que Roosevelt avait emprunté après la Grande Dépression de 1929 en imaginant une loi exceptionnelle, dirigiste, pour le système financier et bancaire, la loi Dodd-Frank. Les Européens n’ont rien inventé de tel, et les Français n’ont rien fait.
Quant à la question du rassemblement et de la réconciliation des Français, on ne peut que condamner le système de la Ve République. Aujourd’hui, un clan gouverne contre un autre, un camp écrase l’autre, et la France vit depuis trente ans au rythme des stop and go, c’est-à-dire des alternances où un camp se venge des décisions prises par l’autre, faisant ressembler les gouvernements à une entreprise de “défaisance” permanente.
Plutôt que vivre le procès des 35 heures, votées il y a quinze ans, nous ferions mieux de construire des compromis durables entre les Français, les forces sociales, les forces économiques, autour d’un projet collectif, autour de la réindustrialisation de ce pays, ce qui demande des concessions réciproques et surtout des arbitrages, qui n’existent plus dans le système actuel. C’est pourquoi je défends la VIe République comme un des horizons politiques de la relance du projet républicain. C’est cela, le sens d’une République forte, c’est une République qui serait plus forte que la mondialisation et qui rassemblerait les Français autour d’efforts à accomplir pour réindustrialiser notre pays, reconstruire notre agriculture, rebâtir un chemin de développement dans un pays qui se sous-développe dans certaines de ses poches. C’est pour cela qu’avec Emmanuel Todd nous défendons un projet de démondialisation, car nous ne pouvons plus considérer que le monde tel qu’il va est porteur de progrès pour l’humanité tout entière. Et la France, dans son message universel, a des choses à dire pour elle-même, mais aussi pour le reste du monde.
Henri Guaino – Mais que serait-il resté de la République et de la démocratie si les gouvernements avaient laissé s’effondrer tout le système bancaire ? Au demeurant, le plan de sauvetage français n’a pas coûté un sou au contribuable. Il a au contraire rapporté plus de deux milliards au budget de l’Etat. A part ça, soyons sérieux : tous les malheurs de la République n’ont pas commencé en 2007. La faillite de l’Ecole, les ghettos urbains, le déclin de l’Etat-providence et du service public, la montée du communautarisme ne datent pas d’il y a quatre ans. Reprenons vos trois points. D’abord la République irréprochable ou exemplaire. Oui, la République est une exigence de vertu. Il n’y a pas de République sans l’esprit civique, le sens de l’intérêt général, l’honnêteté, une forme de rigueur morale partagée.
Arnaud Montebourg – Elle a fait défaut ces dernières années. Enfin, cela s’est aggravé, même si ce n’était pas terrible avant.
Henri Guaino – Ce n’était pas terrible avant, comme vous dites. Il y a toujours eu des scandales, même sous la gauche. Depuis quatre ans il y en a plutôt eu moins… Il y a des progrès à faire. Mais prenons garde à ce que l’exigence de vertu ne devienne pas excessive. Vous savez, la vertu absolue, c’était un peu l’idéologie de la Terreur. Alors attention à la quête de pureté absolue qui peut déboucher sur une forme de totalitarisme.
Arnaud Montebourg – Vous n’avez pas tout à fait tort ! Mais en ce moment, la tolérance est un peu excessive.
Henri Guaino – Il y a surtout un paradoxe : alors que, depuis trente ans, l’exigence morale s’est sans cesse accrue vis-à-vis de la sphère politique, elle n’a cessé de se relâcher dans la sphère économique et financière. L’idée que la politique devrait être morale et que l’économie et la finance n’auraient pas à l’être a eu un effet destructeur sur les fondements moraux de la société et les valeurs de la République. Réguler la finance pour moraliser le capitalisme financier est un retour à la République. Encadrement des bonus, lutte contre les paradis fiscaux, réglementation des marchés spéculatifs, taxation des transactions financières : autant de combats français qui s’inscrivent dans la plus pure tradition républicaine. Mais trente ans de dérives ne se corrigent pas en trois ans.
Cela m’amène à votre deuxième point. Oui, la République, c’est la volonté de faire prévaloir la politique sur tous les déterminismes qui menacent d’asservir les hommes et les sociétés. Nous sortons de trente ans pendant lesquels il était acquis que c’était impossible, que les forces économiques ne pouvaient être soumises à aucun contrôle politique. Regardez par exemple ce grand acte de décès de nos services publics et de notre modèle républicain qu’est l’Acte unique (signé en 1986 entre douze pays européens, il ouvrait la voie au marché unique – ndlr). Ce fut le point de départ de cette entreprise européenne de dépolitisation de la société et de l’économie, unique au monde et dans l’histoire, et qui fait de l’Europe, aujourd’hui, la variable d’ajustement et la victime expiatoire de toutes les autres politiques du monde.
L’Acte unique a été négocié par la gauche, ratifié par la droite, et le président de la Commission européenne se nommait alors Jacques Delors. Je ne jette la pierre à personne. C’est une responsabilité collective. On peut diverger sur les remèdes, mais je suis d’accord avec vous : nous avons un problème de rapport entre la politique et les forces économiques. Mais qui a voulu remettre de la politique en Europe sinon la France lorsqu’elle en a exercé la présidence en 2008 ? Qui, sinon la France, a joué le rôle décisif dans la création du G20 pour remettre la politique au-dessus de l’économie ? J’en viens à la question de l’unité. La République, c’est la nation, une et indivisible. La République s’oppose aussi bien à la lutte des classes qu’à l’égoïsme de ceux qui ne veulent rien partager. La forme républicaine de la nation, je l’ai dit, c’est le partage, partage des revenus, des responsabilités, des sacrifices.
Trente ans de contestation de la nation, trente ans de disqualification de l’Etat, trente ans de promotion du droit à la différence au détriment de l’égalité des droits nous ont fabriqué une société désunie, où la porte s’est ouverte en grand aux clans, aux tribus, aux communautés, aux féodalités que la République contenait depuis si longtemps. C’est l’une des conséquences de Mai 68, qui a englobé la contestation de la nation, de l’Etat et de la République, dans celle du collectivisme. Depuis trente ans, on a créé une situation dans laquelle chacun a eu, de plus en plus, le sentiment d’être seul au monde. Et faute de République, cet individu angoissé, qui ne veut pas rester seul, se tourne vers les formes de solidarité beaucoup plus aliénantes contre lesquelles l’idée républicaine de la nation s’est construite.
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