Sélectionné pour représenter la France à la Biennale de Venise, Christian Boltanski se laisse aller à la chance. « Chance », c’est aussi le nom qu’il a donné à son expo dans le pavillon français. Savant et optimiste mélange entre bébés polonais et suisses morts, son installation interroge le hasard. Il nous a reçu dans son atelier transpercé de lumière à Malakoff. Serein, piquant et drôle, il revient sur ce projet qu’il vient tout juste de terminer et qui ouvre ce mercredi dans les Giardini de Venise.
L’invitation à la Biennale de Venise m’a permis de faire une pièce que je n’aurais pas faite sans cela. Elle serait restée mort-née, dans les limbes. C’est une chose très heureuse. Si j’avais 10 ans de moins ou 15 ans de moins, ma présence à Venise aurait certainement joué d’une tout autre manière. Là je vois les difficultés et les faiblesses de cette biennale : c’est un peu la foire des vanités vous savez… le temps de l’ouverture en tout cas (car ensuite ça devient une exposition plus normale).
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On parle autant du dîner que de ce qu’on voit ; et surtout les gens zappent très vite ce qu’ils regardent, ils ne peuvent pas s’arrêter sur quelque chose. Ils ouvrent une porte, « ah non ça me plaît pas« , alors ils vont ailleurs ou rencontrent quelqu’un ; les rumeurs disent « ne va pas au pavillon anglais, il n’est pas bon cette année« , bref tout ce truc est un peu difficile pour un artiste parce que tu ne tiens pas les choses. Quand tu vas voir l’exposition Monumenta au Grand Palais, tu vas seulement au Grand Palais. Alors que là c’est une promenade un peu mondaine.
La seule vraie chose positive à la Biennale de Venise, c’est que ça permet à un artiste uruguayen d’être montré. Cette idée nationaliste des pavillons est stupide, mais cela permet à de très petits pays de montrer leurs artistes. Maintenant presque tous les pays ont un pavillon, c’est donc un peu plus universel. Et à mes yeux c’est important car c’est le seul endroit où tout le monde est représenté.
Comment avez-vous décidé d’investir le pavillon français ?
Au départ, pour Venise, je voulais échanger mon pavillon français avec le pavillon allemand, ce qui a presque marché car il y a un vieux projet d’échange entre la France et l’Allemagne. Mais finalement l’artiste allemand (Christoph Schlingensief artiste et acteur, une des figures les plus importantes du théâtre et du cinéma contemporain allemand)) n’a pas voulu…
Je croyais qu’il était mort ?
Ben, justement, il n’a pas voulu échanger avec moi, et il est mort ! (Rires) C’est un homme de théâtre, très expressionniste. Un choix très bizarre ! Certains disent que c’est très bien mais c’est très cynique, plein de sang… vraiment très théâtral. Donc il n’a pas voulu échanger. Ça aurait été amusant, parce que l’espace allemand est beaucoup plus beau. Donc je suis dans le petit Trianon. Je dis toujours qu’à Venise, chaque pavillon représente l’esprit du pays. Donc que la France c’est le petit Trianon, le pavillon russe, c’est une église russe, etc…
L’installation que vous présentez dans la pièce principale est une idée récente, ou c’est une œuvre à laquelle vous pensiez depuis longtemps ?
Ce sont des choses qui m’intéressent… Que j’avais en tête et qui n’auraient pas existé si je n’avais pas eu ni Venise, ni l’espace, ni l’argent pour la faire. Pour Venise on travaille avec toute une équipe. Pour moi c’était comme si je faisais un film. Un scénario est écrit, ensuite on travaille pendant deux ou trois mois avec des techniciens, des informaticiens, c’est une longue recherche et enfin il y a le montage, très rapide, en huit jours. Cette manière de travailler était pour moi très intéressante. Quant à l’idée de départ, ma base de travail ce sont… les bébés. Les bébés polonais.
C’est-à-dire ?
J’ai à peu prés, je ne sais pas, 4 ou 5000 photographies de bébés polonais… C’est un journal polonais qui publie chaque semaine des avis de naissances, avec des pages entières remplies de photos de bébés d’un jour. Quand j’ai vu ça à Varsovie, je me suis immédiatement abonné à la Gazetta. J’en ai des masses et des masses. Ils sont grands maintenant ! Ce qui me plaît chez les bébés, en dehors du fait qu’ils soient très laids, et les bébés polonais peut-être encore plus laids que tous les autres, c’est que rien n’est encore écrit pour eux. Ce sont vraiment des pages blanches.
Le travail est sur le hasard, ça s’appelle « Chance« . Il y a un grand rouleau qui se ballade extrêmement vite dans l’espace, et puis 600 photos de bébés qui tournent très très vite… Un ordinateur aléatoire arrête de temps en temps le rouleau sur une image qui s’affiche en grand, comme à la roulette. Cette image est filmée et mise sur un moniteur. Un bébé est choisi comme ça, tous les quarts d’heure. Nul ne sait si c’est pour le bien ou pour le mal, mais il est choisi.
Il y a une seule installation ?
Ça c’est la salle principale. Il y a deux autres salles à gauche et à droite. J’ai trouvé un site où on peut voir en direct le nombre de gens qui meurent et le nombre de gens qui naissent. Dans la deuxième salle, de gros compteurs affichent les chiffres en train de défiler.. Il meurt à peu prés 5 personnes par secondes et il en naît à peu prés 7. Dans tous les cas à la fin de la journée, on est à plus 200 000 naissances. C’est une oeuvre très optimiste : on n’est pas remplaçable mais remplacé.
Dans la dernière salle, les choses se présentent davantage comme au casino. C’est un mélange de bébés polonais et de suisses morts, qui sont coupés en trois parties. Un bouton permet d’arrêter le déroulement sur un très grand moniteur. Ça forme des visages assez étranges entre des suisses morts et des bébés polonais. Si on arrive à avoir les trois parties de la même personne, soit 1 chance sur 10 500, on gagne l’oeuvre. En principe quelqu’un va la gagner avant la fin de la biennale. Il y a un nombre inépuisable de possibilités, 1 200 000 je crois. Enfin, j’ai disposé des chaises cachées dans les Giardini et quand on s’asseoit dessus ces chaises disent dans des langues différentes : Est-ce la dernière fois ? On peut s’interroger : la dernière fois qu’on va à Venise ? Qu’on mange des spaghettis ? C’est une chose relativement ludique, mais qui pose en gros la vieille question de l’existence, entre hasard et destinée.
D’où viennent ces images de Suisses morts ?
Des suisses morts, j’en ai un tel stock ! De même que les bébés ça vient d’un journal Dans la notice « nécrologie », au lieu de mettre simplement le nom de quelqu’un, on publie aussi sa photo. Pour Venise j’ai utilisé de très vieux suisses morts, parce que j’avais pas mal de suisses morts jeunes…
Pendant l’installation, votre projet a-t-il changé ?
L’oeuvre s’est améliorée, oui. Par exemple moi j’avais déjà fait quelque chose en trois morceaux, il y a longtemps, mais c’était un système beaucoup plus simple. Les visages revenaient beaucoup plus souvent. Là je voulais vraiment que ce soit totalement aléatoire. Alors un informaticien a trouvé la combinaison pour y parvenir. Autant au Grand Palais je voulais que « l’Histoire de personne » soit dans le noir et dans le froid, autant à Venise, il me semble qu’il fallait vraiment jouer avec le soleil, avec les oiseaux qui sont à l’extérieur. Je voulais que ce soit ouvert sur le jardin, et lumineux.
Les deux oeuvres sont sur le même thème du hasard. Le point de départ a été, ce que tout le monde sait : si nos parents avaient fait l’amour 3 secondes plus tôt, on aurait été totalement différent. J’aurais peut-être été une charmante jeune fille. Ce que nous sommes est totalement fortuit et totalement lié au millième de seconde de l’instant où nos parents se sont réunis. En fait toute notre vie n’est que hasard et même ce que nous sommes n’est que hasard. Alors naturellement, si on est religieux on dira que c’est le destin, que c’est écrit quelque part. Comme je ne suis pas religieux, je ne pense pas que ce soit écrit quelque part. C’est la question « bête » mais fondamentale. Les bébés sont là pour ça, comme l’idée du jeu.
Quel rôle a joué le commissaire du pavillon que vous avez choisi, Jean-Hubert Martin ?
Quand tu fais un voyage, c’est bien d’avoir un copain. Le commissaire d’exposition sert à ça! Jean-Hubert Martin est un vieux copain, qui me suit toujours. Je l’ai connu il y a très longtemps, il vivait en communauté… Il a toujours un petit côté comme ça. On parle de tout sauf d’art. Il passe me prendre le soir, on va prendre un verre et il me raconte des histoires drôles. S’il y a une tension, il arrive à la réduire, il fait en sorte que les choses se passent au mieux possible.
Combien de fois vous êtes allé à Venise et pourquoi ?
Je vais chaque année à Venise au mois d’août. Cette année je suis allé à la biennale d’architecture, pour y voir quelque chose de précis, et voilà. Contrairement à Venise, j’ai beaucoup plus travaillé et investi le Grand Palais, qui était beaucoup plus dur et totalement différent… Je suis vraiment très heureux de faire cette pièce à Venise. D’abord parce qu’elle est joyeuse mais aussi parce que ça s’est passé extrêmement facilement, j’avais une équipe formidable autour de moi, et ça n’a été « que du bonheur« , comme disent les enfants. C’était très léger à faire, il n’y a jamais eu d’ennuis. Mais il faut reconnaître que des expositions comme celles que j’ai faite au Japon ou au grand palais cet hiver m’intéressent plus que ça. Car Venise passe très vite.
L’autre jour, j’essayais de me souvenir de toutes les biennales que j’avais vues dans ma vie, et je n’arrivais pas à me souvenir des pavillons… Quand on pense que l’artiste François Morellet n’a jamais été choisi, on peut pas être complètement fier de l’avoir été… ça ne veut pas dire grand chose. Je pense vraiment que Morellet est un des meilleurs peintres français, donc là aussi c’est une question de chance. Autour de moi les gens me disaient : « tu as de la chance d’avoir été choisi à Venise » ; mais c’est le hasard d’être choisi !
Comment avez-vous réglé la question du budget de production ?
Je suis un homme très chanceux, et je n’ai pas eu à chercher des fonds. Tout l’argent est venu de Citroën, qui sont venus nous voir sans qu’on demande quoi que ce soit. De son côté, l’Institut français qui organise l’exposition du pavillon français ne trouve jamais rien… Mais ils ont donné un tout petit peu.
Et le budget on peut le savoir ? On parle de 800 000 euros de production ?
Je sais pas exactement, et en principe c’est pas très cher. Mon intervention au Grand Palais a été la moins coûteuse. Je crois que c’était aussi dans ces sommes-là. Je crois que l’intervention d’Anish Kapoor était plus chère (1,5 million de production, ndlr).
En principe les galeries payent la production de l’oeuvre ?
Non pas chez moi ! Je n’ai jamais accepté ce principe.
Pour Anish Kapoor c’est le cas.
Il a de la chance ! Encore plus de chance que moi !
Pourquoi la marque Citroën est-elle venue vous soutenir financièrement ?
Peut-être vont-ils créer une voiture qui va s’appeler la Boltanska, en fer blanc un peu rouillé ? Quand on s’asseoit sur le siège du conducteur, on entendra : « Est-ce la dernière fois ? » C’est un nouveau concept de voiture… un peu bringuebalante, où tout se met à trembler, tout décampe, les boulons tombent… (Rires)
L’exposition s’accompagne d’une publication ?
Oui, Flammarion a repris le livre de l’année dernière, mais il est augmenté et la mise en page a changé. Mais la chose amusante, c’est qu’on a fait cent exemplaires qui seront blancs. Si un type va acheter mon livre dans une librairie, il peut tomber sans s’en rendre compte sur un livre blanc et il sera impossible de le rendre. En même temps, ces livres seront des collectors.
Comment travaillez-vous ? Vous passez beaucoup de temps dans cet atelier et il n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois…
On travaille bien quand on ne fait rien. Tu traînes, tu cherches un négatif que tu ne trouves pas, tu te grattes le nez… Ce sont des moments très vides. J’essaie toujours de travailler un petit peu dans l’atelier, de mettre des choses aux murs, de faire des essais. Par exemple, il y a 6 mois, un grand ruban tournait partout dans l’atelier. Enfin, il ne tournait pas car je n’avais pas la machine pour le faire tourner, mais j’avais pris 500 images dans un livre et qui faisaient un grand ruban dans l’atelier.
Quand j’essaie de réfléchir, il est important pour moi de toucher des choses. Donc pendant toute cette période où l’oeuvre a été imaginée, j’ai touché des trucs, fait plein d’essais, de mélanges de bébés, de Suisses. Les choses arrivent petit à petit… Vous voyez ces plaques de métal au mur ? Ça va certainement devenir une pièce. J’ai fait l’erreur de mettre de la peinture rouge dessus, ça ne fonctionne pas. La période de tâtonnement peut être assez longue, et généralement la fabrication finale est faite en-dehors de moi.
Il y a aussi à l’étage inférieur de votre atelier ces sortes de personnage…
Je fais une exposition au musée de Palma au mois de juillet. Ça a servi à faire la pièce mais c’est pas ce que je montre. L’idée est d’ailleurs assez drôle. A Palma, le musée est dans une forteresse, et en me promenant à l’intérieur j’ai vu certaines pierres marquées d’un rectangle, d’un carré ou d’un triangle. On m’a expliqué que c’était les ouvriers au XVIeme siècle qui taillaient ces pierres, ils les signaient pour pouvoir être payés. Ces gens ne sont vraiment plus rien, ils n’ont plus de noms, c’étaient des demi-esclaves mais il reste ça d’eux. Et donc moi je fais les mêmes avec des grands signes fluo. Ça m’a plu de retravailler sur ces gens qui sont totalement disparus. Au moins il reste ça.
C’est quoi les dessins qui sont là au mur ?
C’est un essai. Des formes que j’ai fait faire à l’ordinateur, inspirées des bancs du XVIème siècle ou du XVIIème siècle qu’on trouve dans les halls des palais de Venise. Mais est-ce que ça va donner quelque chose ? Enfin, voilà l’utilité des voyages et du déplacement à Venise ! Pour retourner à Venise, je dis toujours que c’est une pièce optimiste parce que je pense effectivement que nous sommes uniques. Pourquoi tu as le nez de ton grand-père plutôt que ses oreilles ? La combinaison de chacun est unique. En soi, on est important mais en même temps on est tous oublié si vite. On n’est pas remplaçable mais on est remplacé si vite. Il y a une phrase atroce de Napoléon mais que j’aime beaucoup : Napoléon est à Austerlitz je crois, il voit des milliers de morts et il dit « Aucune importance, une nuit d’amour à Paris pourra remplacer tout ça« .
C’est terrible mais très juste. Il y a eu tellement de peintres au pavillon français, et il y en aura tellement… Je suis un peu la Reine d’un jour. La Reine d’un jour, cette année c’est Boltanski, et puis dans deux ans ce sera je ne sais qui, et dans quatre ans encore un autre, mais vous voyez on sera oublié. Ce qui compte c’est que les choses continuent.
Propos recueillis par Jean-Max Colard et Nina Gazaniol
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