Projeté en avant-programme, Paroles d’appelés (1995, 28 mn) est un instantané d’une partie de la jeunesse masculine, réalisé dans le cadre de la prévention contre le sida (diffusé dans toutes les casernes de France) avec des jeunes effectuant leur service national qui ont accepté de parler de leurs propres expériences. La forme, très simple, évoque […]
Projeté en avant-programme, Paroles d’appelés (1995, 28 mn) est un instantané d’une partie de la jeunesse masculine, réalisé dans le cadre de la prévention contre le sida (diffusé dans toutes les casernes de France) avec des jeunes effectuant leur service national qui ont accepté de parler de leurs propres expériences. La forme, très simple, évoque les photomatons. Les appelés sur fond blanc sont filmés en noir et blanc, en plan américain. Depardon agrémente la neutralité du dispositif en faisant très ingénieusement passer certains appelés par deux, l’un légèrement plus au premier plan que le second, créant
ainsi un effet d’interactions qui varient selon les duos (complicité, silence, opposition ou comique de situation). Ces propos libres prêtent en effet souvent à sourire par leur forme (énonciation, contradictions flagrantes, etc.). Mais ce qui ressort est beaucoup moins drôle. Forcément consciente du danger de mort, cette classe d’âge prend fréquemment les risques, soit parce que la maladie reste un concept abstrait, soit que les situations
à chaud ne permettent pas toujours de se prémunir, soit qu’on accorde une confiance irrationnelle à la personne désirée. Le mot « fidélité » revient aussi régulièrement comme la meilleure façon de se mettre à l’abri ou, au contraire, comme un idéal qui dans la réalité se révèle guère praticable.
Avec Muriel Leferle, nous restons au cœur de la parole. Cette jeune femme de 22 ans ne nous est pas inconnue puisqu’elle faisait déjà partie des prévenus filmés par Depardon dans Délits flagrants en 1994. Ce film de 96, qui lui est entièrement consacré, restitue dans leur intégralité les trois interrogatoires amputés dans le film de 94. Prise le matin même en flag’ de vol de voiture, déférée au Palais de justice, elle sera confrontée successivement à une psychologue, un substitut du procureur et un avocat commis d’office, avant sa comparution immédiate devant le tribunal. Le dispositif est réduit au minimum. La caméra enregistre les auditions en temps réel, sans coupe permettant au spectateur une immersion totale dans la brutalité de cette vie , posée face à une table séparant l’accusée à gauche de l’écran de son interlocuteur. Le cadre est immuable, et filme le profil des visages et des corps, qui se tourneront très rarement vers l’objectif. C’est l’histoire personnelle de cette femme « en situation de désinsertion » qui va ici se défaire par lambeaux autour du nerf central du délit. Elle ne se donnera jamais littéralement, mais par circonvolutions, échappées, aveux, dénégations, apposant un voile obscur sur sa vie d’où s’éclaircit çà et là une vérité ou un mensonge. Deux discours s’affrontent, cherchant chacun à attirer l’autre dans ses filets, ou à trouver une faille. Pour l’accusée, il s’agit de sauver sa peau pour éviter la prison : sa seule arme sera donc le mensonge et l’opacité face à la transparence implacable des tables de loi. Sa version des faits, répétée trois fois, diffère selon ses interlocuteurs et leur fonction. Mais ce qui frappe, c’est la lutte qu’elle mène pour conserver le contrôle de sa parole et de son corps. Son regard voilé (« J’ai pris des cachets »), la lenteur de ses gestes dans des mouvements répétés (elle enlève puis remet ses pulls, se touche les cheveux trahissant des avant-bras couverts de bleus), les flottements de son allocution rejoignent la distance posée avec laquelle elle s’évoque, comme si elle parlait de quelqu’un d’autre, avec un ton sage de récitation, ou même de conversation de salon avec l’avocat. Sa vie est un calvaire (drogue, deal, prostitution) qui ne tient qu’à un fil, la clochardisation la guette, mais elle déclare à l’avocat « Je prends soin de mon corps, et je ne suis pas malade, la preuve, j’ai encore toutes mes dents. » Elle énumère ces épreuves avec une fatalité ne trahissant qu’un profond désarroi, disant par exemple ne pas avoir été choquée à la nouvelle de sa séropositivité car elle s’y était préparée depuis des années, ou « Je n’ai pas d’amis, je suis une solitaire… » Les seules fois où elle perdra pied, c’est lorsqu’elle butera vraiment à la réalité de ses actes : là, elle déclarera « Je me tais. » Au final, on ne saura pas ce qu’il est advenu de Muriel Leferle, la condamnation de la justice restera hors champ.
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