Dans une Australie industrielle qui ressemble plus aux pays de l’Est qu’au lumineux paradis des kangourous, Anna Kokkinos filme le déchirement de l’adolescence. Une surprise. Un film d’une heure à peine, débarqué d’Australie sans crier gare. Un constat brut sur l’adolescence suburbaine qui fait passer les “banlieue-films” français pour des sketches des Frères Ennemis habillés […]
Dans une Australie industrielle qui ressemble plus aux pays de l’Est qu’au lumineux paradis des kangourous, Anna Kokkinos filme le déchirement de l’adolescence.
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Une surprise. Un film d’une heure à peine, débarqué d’Australie sans crier gare. Un constat brut sur l’adolescence suburbaine qui fait passer les « banlieue-films » français pour des sketches des Frères Ennemis habillés par Jean-Paul Gaultier. Pas de frime ici : pas de casquettes à l’envers ni de tchatche rap à l’emporte-pièce, pas de flingues, ni de flics. La vraie grisaille banlieusarde. Un ton inédit dans une cinématographie contrastée connue pour ses excès kitsch (Muriel, Priscilla) ou grinçants (Ghosts of the civil dead, Sweetie). Only the brave, exception qui confirme la règle, se situe sur un versant réaliste, disons l’école Pialat pour schématiser. Mais c’est surtout à De bruit et de fureur de Brisseau qu’on pense immédiatement, en moins allégorique et plus fruste ; couleurs sales, images granuleuses, filmage cru des années 70.
On assiste donc au parcours accidenté de deux amies : Alex, une brune introvertie au visage buté, et Vicki, blondinette plus sophistiquée mais aussi plus rebelle. Nous sommes à des années-lumière des nunuches ânonnant des tubes d’Abba. Non seulement le film est situé dans la peu riante banlieue ouest de Melbourne (des plans sur d’immenses raffineries fumantes nous le rappellent sans cesse), mais il décrit un groupe sociologique très précis : les filles de prolétaires grecs immigrés, incarnées par des actrices non professionnelles qui, comme la réalisatrice Anna Kokkinos, sont toutes d’origine hellénique. Et bien que cette dimension communautaire ne soit pas exploitée en tant que telle (sauf dans une scène où Vicki échange quelques mots en grec avec ses parents), elle explique la cohérence du film, son authenticité criante. En peu de scènes, avec des dialogues simples, Anna Kokkinos brosse le tableau d’une enfance dévastée, au moment de son passage sans transition et sans illusion dans l’âge adulte. Only the brave est en grande partie l’histoire de la résistance d’Alex à ce basculement irrémédiable. D’où la récurrence de plans oniriques où Alex revoit sa mère indigne, ex-chanteuse de rock qui a déserté le domicile familial. Ces images nostalgiques et embrumées ternissent un peu la radicalité du film. Mais il y a le reste : les activités du groupe de lycéennes sans foi ni loi, qui traînent de trains désaffectés en maisons abandonnées où l’on baise (sauf Alex, qui résiste à ce passage obligé) et où l’on se dope sans conviction. Un monde sordide qui ressemble à s’y méprendre aux pays de l’Est. Une œuvre noire sur la déréliction qui, si elle nous oblige à réviser nos clichés sur l’exotisme australien (le désert, le ciel bleu, la terre rouge, les kangourous, les aborigènes…), n’a même pas la dimension terrible et grandiloquente des fables d’un Nick Cave. Le film reste nu et prosaïque.
C’est particulièrement flagrant dans les chaotiques scènes de classe, très proches du film de Brisseau, à la différence près que les adolescents déviants sont ici des adolescentes. Sans esbroufe et sans précaution, Anna Kokkinos dépeint le déphasage croissant de la jeunesse prolétaire face au système d’éducation. Ainsi, l’héroïne : Alex est la seule à montrer de l’intérêt pour la littérature encore qu’il soit entaché d’un penchant trouble pour sa prof de lettres. Mais même cet intérêt débouche sur la révolte : quand Alex amuse la galerie en déclamant des passages croustillants d’Anaïs Nin, cela dégénère aussitôt en provocation (quand la prof entre dans la salle de classe, Vicki mime l’orgasme) ou en baston (Alex se castagne dans les toilettes avec une fille qui la traite de gouine). Une bagarre féminine comme on n’en voit jamais au cinéma.
Le slogan du film, à rebours de La Haine, pourrait être : « Jusqu’ici tout va mal »… La première scène donnait déjà le ton : les adolescentes gloussent en fumant des pétards la nuit à la belle étoile, avant qu’on voie leurs silhouettes se découper sur l’incendie qu’elles ont allumé. Only the brave commence par un feu et se termine par une immolation… Mais malgré les traumatismes extrêmes (inceste, suicide) sur lesquels le film se clôt un peu trop abruptement, il n’en reste pas moins que le cinéma australien devra désormais compter avec Anna Kokkinos, qui sait exprimer comme peu de cinéastes le déchirement de l’adolescence.
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