En partant d’un canevas très simple, Jacques Rozier tisse une comédie poétique et contemplative, entre Ozu et Flaherty, passée par le filtre de la Nouvelle Vague. Tourné en 1970 et en 16 mm, Du côté d’Orouët n’avait connu qu’une sortie confidentielle en 1973. Enfin gonflé en 35 mm, ce film où resplendit Bernard Menez connaît […]
En partant d’un canevas très simple, Jacques Rozier tisse une comédie poétique et contemplative, entre Ozu et Flaherty, passée par le filtre de la Nouvelle Vague. Tourné en 1970 et en 16 mm, Du côté d’Orouët n’avait connu qu’une sortie confidentielle en 1973. Enfin gonflé en 35 mm, ce film où resplendit Bernard Menez connaît une nouvelle naissance, et c’est tant mieux.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Loin d’être une simple curiosité, Du côté d’Orouët pourrait bien être le chaînon manquant des années 70, une alternative aux constructions baroques rivettiennes et aux logorrhées rohmériennes. En se maintenant dans le droit fil de la Nouvelle Vague, le cinéma de Rozier se situe bien loin des comédies faussement naturalistes, léchées et sentimentales (pas forcément désagréables à regarder, d’ailleurs) d’un Pascal Thomas, auquel il fut souvent associé sans doute parce que l’un et l’autre faisaient tourner Bernard Menez. Allons même jusqu’à rêver que s’il avait été vu à l’époque où il est sorti, Du côté d’Orouët eût peut-être donné lieu à une plus nombreuse et riche filiation dont, cependant, Le Rayon vert est l’un des exemples évidents. Car Rozier montre qu’avec du style on peut faire du cinéma bon marché et intimiste sans pour autant faire du Rohmer.
Comme Partie de campagne de Renoir, Du côté d’Orouët est simple et lumineux, cruel et sensuel, léger et grave. Il n’aguiche jamais. Les conditions même de son tournage, son côté faussement inachevé (pas de générique de début, tout juste une musique) participent de sa beauté. Il suffit de le regarder pour comprendre.
Septembre sur la côte vendéenne. Trois jeunes filles Joëlle, Karin et Caroline viennent passer leurs vacances dans une petite maison face à la mer. Très vite, les minettes en goguette décompressent, régressent, fou-rient à qui mieux mieux et pour un rien. Bref, elles sont charmantes à souhait, on les embrasserait presque si elles n’étaient pas aussi énervantes. Mais les vacances ne sont jamais aussi belles qu’on l’espérait. La pluie succède au beau temps et l’ennui pointe. Joëlle, avec son régime, commence à agacer ses deux amies. La plage est d’autant plus immense qu’elle est déserte, les vacanciers sont partis, et si elles ne parlent pas de garçons, nos demoiselles boivent du cidre, s’empiffrent d’éclairs à la vanille et de religieuses au chocolat (ou le contraire). Un jour où elles se promènent sur le port, elles tombent sur le petit chef de bureau de Joëlle, Gilbert (Bernard Menez), avec son gilet de laine étriqué. Il débarque dans le film comme un chieur dans un jeu de filles. En réalité, il est amoureux de Joëlle, et c’est la seule raison de sa venue. Aussi, le soir où un orage éclate, Gilbert en profite pour venir taper l’incruste chez les trois filles… Il plante sa petite tente dans le jardin. Mais Joëlle ne veut pas de Gilbert, qu’elle supporte déjà avec difficulté le reste de l’année. Elle lui rit au nez avant même qu’il ait ouvert la bouche. Karin et Caroline le trouvent ridicule, le pauvre n’a rien d’un Apollon des plages. Et quand vous ne leur plaisez pas, les filles sont cruelles, c’est bien connu et c’est la règle du jeu. Gilbert est très vite sadisé et dévirilisé, devient à la fois leur homme à tout faire et leur souffre-douleur. Perdant de sa fausse superbe, le chef de bureau gagne aussi en humanité.
Sur la plage, le cerf-volant des demoiselles se prend dans le mât d’un petit voilier. Elles font la connaissance de son propriétaire, Patrick. Il est blond, beau, sportif, sans doute de bonne famille : c’est le prince charmant qu’on attendait sans oser le dire. Gilbert n’est pas de taille à rivaliser. Joëlle en pince pour Patrick, mais il lui préfère Karin, la plus mignonne mais aussi la plus rapide et la plus expérimentée. On le comprend : avec son air mutin, ce regard un peu globuleux redessiné de noir, elle est craquante. Joëlle, jalouse de Karin, et Caroline, fatiguée, dédaignent le dîner que Gilbert leur a préparé. Le lendemain, Gilbert explose enfin et rentre à Paris sans dire au revoir. De son passage, il ne reste rien, ou presque : une petite « sardine » qui lui a servi à planter sa tente et qu’il a oubliée…
Il y a plusieurs raisons de se délecter de Du côté d’Orouët. La première est évidemment la plus futile et la plus fugace : les sapes. Les jeunes filles disposent d’une panoplie (les lunettes de soleil !) et d’une garde-robe seventies (pattes d’éph’ et nuisettes d’un sexy !) à faire pâlir les émules de Vanessa Paradis. Ensuite, il y a ces personnages dans l’instant, sans cette psychologie primaire qui pollue la plupart des films, des personnages qui n’ont qu’un court passé et dont l’avenir est incertain. Ils sont là au présent et, comme le veut la comédie, leurs douleurs sont petites et passagères. Leurs paroles sont tout sauf informatives ou littéraires et Du côté d’Orouët est presque davantage un film sonorisé qu’un film parlant. Plutôt que de « justesse de ton » qui est un cliché , il faudrait parler de vraisemblance, plus étudiée et écrite qu’il n’y paraît. Comme l’écrivait Truffaut d’Adieu Philippine : « Ce n’est pas parce que ce sont des personnages « du peuple » et des sentiments élémentaires que nous sommes touchés mais parce que tout cela est filmé avec intelligence, avec amour, avec énormément de scrupules et de délicatesse. »
Pourtant, si Rozier donne sa chance à chacun des personnages, la caméra, elle, toujours bien placée, ne les épargne pas. Les filles ont des fesses et des seins, mais aussi de la cellulite, des coups de soleil ou un bronzage curieusement répartis. Comme chez Hawks, la sexualité est là, tout en épisodes métaphoriques : Gilbert en boute-en-train, le matelot avec son grand mât, les anguilles visqueuses des hommes font peur aux filles, Gilbert coupe en morceaux et cuisine le poisson qu’il a pêché pour elles, mais les filles n’en veulent toujours pas, etc.
Bernard Menez est extraordinaire. Il y a du Fernandel en lui, celui du Schpountz et d’Angèle. Gilbert sait qu’il est ridicule, mais fait avec. On n’oubliera pas de sitôt l’épisode éthylique, à la fois désopilant et pathétique, de la préparation du congre. Grâce à son interprète, Gilbert ne tombe jamais dans l’antipathique ou l’odieux, ni dans le tristounet. Mais surtout, Menez n’est jamais aussi drôle que quand il court. Car depuis Méliès et Mack Sennett, on sait que le propre (entre autres) du comique cinématographique, c’est la course. Keaton a poussé le système jusqu’à la perfection, jusqu’à le rendre moderne. Menez court aussi (après un ballon sur la plage, derrière un voilier que l’on veut mettre à l’eau, « derrière une fille ») et galope même sur un canasson (forcément) récalcitrant. En plus, il court en râlant de sa voix nasillarde, geignarde et inquiète. Dans Maine Océan, quinze ans plus tard, Rozier refera courir Menez, et ce sera déchirant et drôle à la fois.
Mais ce qui fait l’originalité du cinéma de Rozier et de Du côté d’Orouët en particulier (comme son titre ironiquement proustien l’indique), c’est sa façon de jouer avec le temps. Car cette comédie lente ce qui est moins paradoxal qu’on ne pourrait le croire cultive l’ennui diffus pour mieux accaparer son spectateur.
Le film envoûte par son manque d’action et son acharnement à ne montrer que des petits événements sans intérêt, longuement décrits et parfois même répétitifs. A l’inverse d’un film classique, les scènes ne servent pas à expliquer ce qui se passe, elles montrent sans démontrer. C’est la somme de ces petits riens, de ces petits sourires par un processus d’insinuation très subtil , qui forme peu à peu une grosse boule de sentiments. Et puis, quand on ne s’y attend pas, cette boule d’émotion explose, et l’on a envie de sourire parce qu’on se sent en connivence avec les personnages, et parce que l’on sait que la fin des vacances signifiera la fin du film, qu’il faut en profiter et respirer un grand coup.
Rozier maîtrise parfaitement avec cette dose de nonchalance feinte des artistes angoissés mais gentlemen (« Jouir mais ne rien dire ») les grandes lois de la relativité cinématographique : plus les scènes sont longues et apparemment vides, plus l’émotion monte et gronde. Le temps passe et ne dure pas. Rozier transmet au spectateur l’impatience de ses personnages, l’attente d’un événement. Cet événement finit toujours par arriver, mais hors champ. Comme chez Lubitsch, nous l’apprenons par un moyen détourné et Rozier coupe court aux rares épanchements des personnages : à quoi bon filmer une scène que l’on connaît avant de l’avoir vue surtout quand elle est forcément larmoyante et que l’on fait une comédie ? Ainsi, lorsque Joëlle s’entend dire par Caroline ce qu’elle devine déjà si Karin n’est toujours pas rentrée, c’est qu’elle est avec Patrick , elle s’effondre évidemment. Mais là où un autre cinéaste nous aurait abreuvés d’un flot de larmes et de paroles, Rozier laisse Caroline réconforter Joëlle et nous ramène à la cuisine, où Gilbert joue les cordons bleus tout en se bourrant au muscadet ce film lent n’a rien d’un film mollasson : tout y est à sa place, au cordeau.
Qui n’a pas cette mélancolie des plages à la fin d’une journée ensoleillée, et sans laquelle les vacances ne seraient pas des vacances : un ennui souhaité ? Du côté d’Orouët est une comédie intemporelle, un film long, triste et gai comme la jeunesse, dont on sort rêveurs, assourdis par le bruit du ressac, les narines ensablées.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}