Figure trop méconnue des lettres américaines des années 1940, l’extravagante Jane Bowles a créé un univers littéraire peuplé de femmes à son image : imprévisible.
Femme de. Pendant longtemps, on a cantonné Jane Bowles, considérée pourtant par Tennessee Williams comme « l’un des auteurs de fiction les plus remarquables de l’époque moderne », au statut de « femme de ». En l’occurrence de Paul Bowles, compositeur et auteur du célèbre Un thé au Sahara. Un mari qui préférait les hommes quand Jane, elle, s’éprenait de femmes, mais un époux présent, aimant, alter ego plutôt qu’amant, âme soeur qui voyait clair dans la psyché tourmentée de sa fantasque compagne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans une lettre au metteur en scène Jorge Lavelli, écrite en 1994, vingt ans après la mort de Jane, Paul dresse ce microportrait tendre et amusé de l’auteur de Sa maison d’été :
« Jane adorait inventer ce qu’elle appelait des ‘personnages’ et souvent elle les interprétait dans la vie. Je me souviens qu’un soir un couple d’Anglais plutôt pompeux nous rendit visite. Jane, assise les jambes repliées devant la cheminée, attaquait une côtelette de mouton. Comme je la présentais à l’homme, elle se barbouilla encore plus de gras et, avec un sourire, lui tendit une main graisseuse en lui disant, comme pour le rassurer : ‘J’ai aussi mon côté spirituel. »
Spirituelle, extravagante, passionnée, drôle, autodestructrice, Jane Bowles était encore plus romanesque que ses héroïnes, confondant allègrement l’art et la vie, fidèle à une certaine tradition de l’avant-garde bohème du début du XXe siècle. Tout dans sa biographie semble relever de la légende. A commencer par sa rencontre en 1934 avec Céline, sur le paquebot qui la ramenait aux Etats-Unis, après deux années dans un sanatorium suisse. Elle a alors 17 ans et décide de devenir écrivain. Puis ce sera le mariage avec Paul, les voyages, la vie à Tanger, les maîtresses, Cherifa l’amante marocaine, les affinités électives avec Truman Capote – qui la comparait à « un elfe torturé » -, Carson McCullers, Tennessee Williams, l’alcool à haute dose, les attaques.
Pour elle, qui ressasse les mêmes thèmes jusqu’à la névrose obsessionnelle, l’écriture est un processus douloureux. Elle écrira peu : un roman, Deux dames sérieuses, des nouvelles et une pièce de théâtre, Sa maison d’été. Le recueil Plaisirs paisibles et les Nouvelles et théâtre ressortent aujourd’hui en poche.
Un côté sale gosse
Les femmes qui peuplent ces textes sont à l’image de Jane Bowles, désaxées et imprévisibles. Veuve borderline, prostituées, mères étouffantes, elles se promènent toutes au bord de l’abîme avec une attitude frondeuse, comme si, à travers elles, Jane Bowles narguait son lecteur : « A ton avis, sautera, sautera pas ? » Il y a un côté sale gosse chez celle qui se définissait comme « une enfant précoce » à défaut, selon elle, d’être un véritable écrivain.
La sortie de l’enfance, avec sa cohorte de désillusions et d’incompréhensions, constitue la pierre angulaire de son oeuvre, peut-être plus encore que la folie.
Ses héroïnes se comportent comme des petites filles capricieuses qui refuseraient obstinément de grandir, de quitter la sphère insouciante du jeu pour entrer dans le monde adulte bridé par les conventions, le devoir conjugal. Certaines préfèrent fuir ce monde, se réfugier dans des cabanes ( » Camp Cataract », « A la recherche de Lane ») ou dans leurs fantasmes.
Soeurs de Blanche Dubois ou de la Maggie d’Une chatte sur un toit brûlant, elles inspirent à la fois fascination et répulsion, désir et dégoût. Dans « Une idylle au Guatemala », l’une des nouvelles les plus intrigantes de Plaisirs paisibles, la Señora Ramirez, une Bovary érotomane, se donne fiévreusement à un voyageur de commerce qui la trouve pourtant repoussante : « Elle était bien mal en point, se dit-il. C’était comme la mort. »
Jane Bowles exploite jusqu’à la corde le couple eros/thanatos, elle qui a presque toujours associé l’écriture à ses conquêtes amoureuses, à la fois sources d’exaltation et de douleur. L’ombre de la religion, de la culpabilité, plane étrangement sur ses textes. Ainsi, cette scène d’une inquiétante beauté onirique dans laquelle, après avoir fait l’amour, la Señora Ramirez donne à croquer une petite Sainte Vierge en sucre rassis à ses deux filles somnolentes.
Des non-dits dérangeants
Héritière déviante de Virginia Woolf, Jane Bowles suit le cours méandreux de la conscience de ses personnages, femmes sorcières, ensorceleuses et monstrueuses, souvent en « crise », dépressives telle la Harriet de « Camp Cataract », fragiles comme du cristal près de se briser.
A ce flux chaotique, détraqué, l’écrivaine donne une forme d’une implacable méticulosité. Mais le style de Bowles se révèle lui aussi curieux, « oblique », comme le qualifiait Carson McCullers, envahi de non-dits dérangeants. On devine un viol, un suicide, un meurtre. Mais jamais ils ne sont évoqués directement. Comme s’il fallait nier le réel dans ce qu’il a de plus violent pour rester coûte que coûte dans l’enfance, dans le jeu. Quitte à s’y perdre, comme Molly, la jeune fille au coeur de Sa maison d’été. A-t-elle tué Vivian, sa rivale ? De quoi se punit-elle en menant une existence sordide, claquemurée dans un restaurant de fruits de mer avec une porte en forme de coquille d’huître ?
A la tragédie, Jane Bowles mêle le grotesque, elle allie subtilement démence et humour. « Je ne suis pas certain qu’on ait suffisamment pris conscience que Jane était avant tout une humoriste, écrit encore Paul Bowles dans sa lettre à Lavelli. Pour que la vie soit supportable, il faut la rendre absurde. » Ce que s’est échinée à faire Jane Bowles, auteur d’une oeuvre et d’une vie d’une insoutenable légèreté.
Elisabeth Philippe
Plaisirs paisibles (Christian Bourgois/Titres), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Thomas, 208 pages, 6 euros Nouvelles et théâtre (Christian Bourgois/Titres), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Thomas, 320 pages, 8 euros
{"type":"Banniere-Basse"}