Au moment où DSK risque la prison, enquête sur le traitement réservé aux délinquants sexuels par la justice américaine.
« Normalement, il devrait être là. » Nous sommes au petit matin, dans la banlieue sud de Seattle, assis dans la voiture d’un officier de police. Mike Cheney connaît bien le coin. Tous les jours, habillé en civil, il patrouille dans ce quartier. Il ralentit doucement devant une palissade de bois, coupe le moteur et regarde avec prudence ce qui se passe autour. Mike est officier du Département de corrections. Dans une minute, il va contrôler Barney R., un délinquant sexuel en liberté conditionnelle.
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La semaine dernière, l’homme a manqué sa séance de thérapie hebdomadaire. Trois voitures sont garées devant la palissade. En ouvrant sa portière, Mike réfléchit et dit : “L’homme a un passé de pédophile et de drogué, comme 80 % d’entre eux. Je ne veux pas vous entraîner dans un nid de guêpes sans savoir si c’est sûr. Donc vous restez dans la voiture, tranquilles, et je reviens.” Mike sort et va cogner à la porte du mobile-home de Barney. Une main lui ouvre et les deux hommes se disent bonjour comme dans le plus banal des petits matins américains.
Mike nous fait signe de les rejoindre. Pieds nus, vêtu d’un haut de survêtement gris et d’un jean, tête baissée, Barney écoute le policier. Le regard hésitant, fuyant, il paraît timide et mal à l’aise.
“Alors, c’est quoi le problème ?, demande le contrôleur. – En fait, je n’ai pas pu aller à ma séance de thérapie tout simplement parce que je n’ai pas assez d’argent pour payer. – Le thérapeute peut te trouver un arrangement, mais il faut que tu l’appelles pour ça. Si tu ne le fais pas, tu te mets automatiquement hors la loi. Alors tu te débrouilles, mais demain, tu appelles ton conseiller !”
Revenu dans la voiture, le policier nous explique : “Au prochain manquement à la règle, il se retrouvera au poste ou retournera en prison.” Le passé de pédophile du jeune Barney tient en un crime unique, un crime comme on en tient peu compte en Europe, et beaucoup aux Etats-Unis : quand il était un petit garçon de 11 ans, Barney a tenté de violer une petite fille de 6 ans. Il a maintenant 21 ans, n’a commis aucun autre délit, mais son passé lui colle à la peau : il est toujours classé comme délinquant sexuel.
Mike explique : “Ces dernières années, la délinquance sexuelle est devenue un sujet politique très chaud. Aujourd’hui, tout le monde a peur de se montrer conciliant face à ce problème. Alors, après chaque élection, les lois se durcissent.”
En quelques années, l’Etat de Washington au nord-ouest des Etats-Unis, où Mike surveille une cinquantaine d’anciens pédophiles, violeurs ou exhibitionnistes en liberté conditionnelle, est devenu un laboratoire dans la répression et la gestion des délinquants sexuels. Quinze kilomètres au sud, au poste de police de la ville de Tacoma, nous retrouvons un moustachu de 50 ans qui porte un polo noir. Peter Sheridan est polygrapheur.
Le passage obligatoire du détecteur de mensonge
Au Département de corrections du Pierce County, on fait appel à son détecteur de mensonges à chaque fois que la police convoque au poste un délinquant sexuel. Pour chaque séance de polygraphe, Peter facture 100 à 200 dollars à la police. A raison de quatre à cinq détections par jour, c’est un heureux business… “Venez par là”, dit-il à un postadolescent un peu gauche. Le garçon a 20 ans. La police l’a arrêté pour avoir touché et attrapé, “de manière compulsive” les parties génitales et les seins de jeunes filles de 14 à 16 ans quand il en avait 18.
Ce matin, c’est lui qui doit subir le détecteur. Peter le fait entrer dans une pièce sans fenêtre, l’équipe d’une batterie de capteurs au niveau de la cage thoracique (respiration), du bras (pression artérielle et pouls), des doigts (sudation) et sous les cuisses (mouvements corporels), le tout relié à un ordinateur portable. Peter commence son interrogatoire : “Vous souvenez-vous avoir eu des contacts physiques ou sexuels avec une personne mineure ?”
Impossible d’assister à la séance. Mais derrière la porte en partie vitrée, on peut voir le jeune homme respirer profondément et fermer les yeux pour répondre à Peter. A l’évidence, il est stressé. Au bout d’une heure, Peter débranche le jeune homme puis nous montre quelques-unes des questions posées la veille à un autre délinquant sexuel. Les réponses forment un enchevêtrement de courbes sur son ordinateur.
Peter nous fait observer une courbe : “J’ai posé au gars la question suivante : ‘En ce qui concerne votre passé sexuel, allez-vous répondre honnêtement à toutes mes questions ?’ Le gars a répondu oui, mais on voit une forte poussée sur la courbe de la pression sanguine, beaucoup de transpiration au niveau des doigts et une respiration étouffée puis haletante… – Ça veut dire qu’il a menti ? – Oui. – C’est fiable ? – Ce n’est pas parfait mais on estime que c’est juste à 80-85 %.”
Pour me convaincre, Peter me propose d’essayer le polygraphe. Je m’asseois sur le détecteur de mouvements et Peter m’équipe seulement de deux capteurs sur les doigts. Je ressens déjà un stress indéniable. Je n’ai pourtant rien à me reprocher. – “Avez-vous déjà introduit un objet en contrebande en France ?, me demande-t-il. – Non. – Vous avez menti !”, s’esclaffe-t-il. Décidément, l’engin n’est pas fiable.
Dans de nombreux pays, le détecteur de mensonges n’a aucune valeur juridique, la marge d’erreur étant trop importante. La France, par exemple, l’a interdit. Ici, c’est un outil primordial pour décider du sort des délinquants sexuels. Durant leur liberté conditionnelle, les délinquants sexuels doivent pointer au poste tous les trimestres. Tests urinaires pour détecter l’usage de drogues, bracelets électroniques pour les traquer où qu’ils habitent, toutes les données sont consultables par tous les citoyens sur internet. Aux Etats-Unis, ce sont les grands classiques de la lutte contre la délinquance sexuelle.
Mais pour les criminels considérés comme inaptes à un retour dans la société, l’Etat de Washington a mis en place un système unique au monde : McNeil Island. Quand ils ont terminé leur peine de prison, les délinquants sexuels classés les plus dangereux sont envoyés sur une île déserte au large de Seattle, laquelle évoque étrangement le dernier thriller de Martin Scorsese, Shutter Island, qui met en scène un hôpital psychiatrique haute sécurité au large de Boston. Sur le quai de Seattle, en partance pour l’île, un seul ferry. On nous contrôle à deux reprises avant d’embarquer. Nous devons laisser téléphone et carte d’identité.
“Interdit de prendre des photos ou de filmer durant le trajet”, lâche sans sourire un officier avant l’embarquement.
La traversée dure dix minutes. A l’arrivée, un comité d’accueil de quatre personnes nous reçoit. “C’est bon, on peut y aller ? Alors en route.” Cathy Harris, la quarantaine, cheveux courts, sans maquillage et la voix calme, est la numéro deux du centre. Ancienne thérapeute, aujourd’hui adjointe au directeur, elle nous sert de guide. Elle a aussi son assistant : un gros bébé d’un bon mètre quatre-vingt-dix et pas moins de cent kilos, rompu aux arts martiaux et aux techniques de contention. Nous avons droit à deux heures de visite, pas une minute de plus.
Du minivan qui nous conduit au centre, on aperçoit, émergeant d’une clairière, au loin, un cimetière hérissé de stèles blanches. “C’est un cimetière fédéral, précise Cathy. Quand les prisonniers mouraient sur l’île, on les enterrait ici. Avant, l’île accueillait une prison fédérale. Depuis douze ans, les autorités y enferment des prédateurs sexuels.” Pour certains d’entre eux, l’île sera aussi un tombeau. Le centre, appelé le Special Commitment Center, a été construit en 1998 dans une cuvette naturelle entourée de collines et d’une double ligne de barbelés.
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