Les héroïnes de Jane Austen feraient d’adorables personnages de comédie à la Rohmer. Scénario immuable : des jeunes filles cérébrales et sensibles rêvent d’un beau mariage mais s’entichent pour les meilleures mauvaises raisons du type qui leur convient le moins. Au cinéma, elles sont soudain à la mode. Emma, le chef-d’œuvre d’Austen, fournit la trame […]
Les héroïnes de Jane Austen feraient d’adorables personnages de comédie à la Rohmer. Scénario immuable : des jeunes filles cérébrales et sensibles rêvent d’un beau mariage mais s’entichent pour les meilleures mauvaises raisons du type qui leur convient le moins. Au cinéma, elles sont soudain à la mode. Emma, le chef-d’œuvre d’Austen, fournit la trame de Clueless. Pour jouer le rôle de Cher, une fille à papa langue de vipère mais chaste, Amy Heckerling a dégoté Alicia Silverstone, starlette en vogue repérée dans des vidéos d’Aerosmith, où on l’a vue pratiquer le saut à l’élastique, se faire culbuter sur la selle d’une Harley et prendre part à un concours de strip-tease amateur, toutes choses la prédisposant naturellement à prêter son avantageuse plastique de baby doll à un parangon de vertu occupé à ourdir d’innocents complots. Douteux auspices, mais le film démarre en quatrième vitesse et alimente sa vénérable intrigue d’une réjouissante verve satirique. A Beverly Hills, royaume du matérialisme triomphant et de l’obsession du paraître, tout se négocie, jusqu’aux résultats scolaires. Cher, Emma moderne, virtuose de la magouille, berne ses profs, cloue le bec d’une pimbêche intello en citant Hamlet (qu’elle connaît par cœur grâce à Mel Gibson), mais enfile les mésaventures. Lorsque, au volant de sa jeep, elle s’aventure pour la première fois hors des rues privées de son ghetto pour milliardaires, elle éprouve la même frousse que le héros du Bûcher des vanités égaré dans le Bronx ; quand elle entreprend de séduire le godelureau de ses rêves, elle y met (en pure perte) autant d’énergie que Marilyn enseignant à Tony Curtis l’art du baiser dans Certains l’aiment chaud. Astucieuse, Amy Heckerling joue sur deux tableaux, se paye la fiole d’ados horripilants de nombrilisme mais les dote de suffisamment d’abattage pour qu’ils échappent aux conventions nigaudes du sitcom doré. Le véritable moteur du film est son dialogue, festival de tournures idiomatiques aux confins du crétinisme et de la poésie accidentelle. Pour tenir à distance le monde adulte, Cher et ses congénères ont inventé un impayable jargon qui déforme aussi radicalement la réalité que la novlangue d’Orwell le faisait dans 1984. Cet innocent totalitarisme soft, chic et juvénile est ici égratigné avec une bidonnante malice.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}