En filmant La Servante aimante, pièce de Goldoni mise en scène par Jacques Lassalle, Jean Douchet a su éviter deux écueils courants : la redondance ennuyeuse du théâtre filmé, tel que la télévision l’a souvent assené, et “l’effet cinéma”, souvent bien artificiel et trop voyant. En ne sacrifiant ni le théâtre ni le cinéma, Douchet […]
En filmant La Servante aimante, pièce de Goldoni mise en scène par Jacques Lassalle, Jean Douchet a su éviter deux écueils courants : la redondance ennuyeuse du théâtre filmé, tel que la télévision l’a souvent assené, et « l’effet cinéma », souvent bien artificiel et trop voyant.
En ne sacrifiant ni le théâtre ni le cinéma, Douchet concrétise un pan de sa réflexion sur les liens complexes entre deux systèmes de représentation cousins.
Souvenons-nous de la maxime de Coraline la servante aimante du titre et « parlons de choses gaies », parlons du film de Jean Douchet. Ceux qui l’ont vu lors de sa diffusion sur Arte savent qu’il s’agit d’un travail exemplaire, une réussite comparable aux meilleurs films « théâtraux » de Benoît Jacquot (Elvire/Jouvet 40 ou le Céline/Luchini) ; ceux qui vont le revoir ou le découvrir en salles s’apercevront que ce premier long métrage d’un jeune cinéaste de 67 ans est une formidable leçon de mise en scène, un vrai film de cinéma en même temps que la restitution subtilement décalée des beautés de la pièce de Goldoni. Tout compte fait par ses écrits, ses cours et ses multiples interventions , Douchet n’a jamais voulu qu’une seule chose : faire partager son plaisir d’amateur exigeant et passionné. Cette Servante aimante ne déroge pas à la règle.
La Serva amorosa, la pièce de Goldoni montée par Jacques Lassalle à la Comédie-Française, avait connu un immense succès public et critique. Le film est né du désir d’un spectateur enthousiaste Jacques Petat, producteur de son état de la faire partager au plus grand nombre. Petat a demandé à son ami Douchet d’aller la découvrir. « A mon tour, j’ai beaucoup aimé la pièce, j’ai éprouvé beaucoup d’émotion. Lassalle était ravi de notre projet. En un an, j’ai vu la pièce une dizaine de fois et je l’ai filmée en vidéo avec mon opérateur, pour la mémoire, comme conservation en vue de notre futur travail. Nous ne pouvions tourner que quinze jours début juillet, le seul moment où les acteurs du Français sont en vacances. Le premier problème était de savoir où tourner. La salle Richelieu nous était interdite à cause des travaux de réfection et de l’alternance des pièces. Et puis, elle ne se prête pas à un tournage de cinéma. De toute façon, tourner dans un théâtre ne m’enthousiasmait pas. Mais je tenais aussi à éliminer d’emblée toutes les astuces faciles qui auraient consisté à transporter la pièce dans des décors réels. Même aller la tourner en Italie aurait été absurde. »
Dès le début donc, Douchet circonscrit les deux écueils qu’il doit absolument éviter : la sinistre et ennuyeuse « captation théâtrale » que la télévision nous a infligée trop souvent et la tentation courante du « faire cinéma ». Même si le couple Bacri/Jaoui ne s’est jamais pris pour Goldoni, il suffit de comparer l’adaptation de leur pochade par Cédric Klapisch Un Air de famille qui sort aussi ce mercredi avec le travail de Douchet pour mesurer à quel point « l’aération » superficielle d’une pièce de théâtre tourne vite au projet absurde. Pour Douchet, La Serva amorosa de Goldoni/Lassalle, francisée ici en Servante aimante, est d’abord un fantastique matériau, l’occasion rêvée de se colleter avec des contraintes féroces et de les transformer en forces vives, de se livrer à un exercice imposé mais en n’enlevant rien à l’émotion de la pièce. Face à un pareil objet, d’une perfection telle qu’il ne saurait être question de le travestir, il lui fallait se choisir des règles, imposer ses propres partis pris. « Puisqu’on parle toujours de « théâtre filmé », le pari était de dire l’inverse. Pour moi, l’art dramatique est la base et du théâtre et du cinéma ; simplement le cinéma possède des moyens qui libèrent des effets dramatiques que le théâtre ne peut pas avoir. Mais c’est la même famille, et il n’y a aucune raison de sacrifier l’un à l’autre, on ne fait pas du cinéma d’un côté et du théâtre de l’autre, on peut très bien faire du cinéma et du théâtre. Je ne voulais donc pas faire du « théâtre filmé » mais « filmer le théâtre », que le spectateur de cinéma voie la pièce comme s’il était au théâtre et en même temps voie un film, puisqu’il est au cinéma. Il fallait alors inventer un véritable espace de cinéma et quitter l’espace du théâtre. La première opération a été de transplanter tout le dispositif théâtral dans un studio de cinéma, apte aux déplacements de caméra. Mais il fallait aussi ne rien changer à la pièce telle qu’elle avait été montée, conserver les mêmes décors mais apporter des modifications. Par exemple, il fallait retravailler la lumière théâtrale pour le cinéma mais sans la changer, garder toujours la base du théâtre. » Devant la puissance de l’objet théâtral, et pour mieux nous le restituer, c’est un dispositif de cinéma que Douchet met au point. En passant de la salle Richelieu aux studios de Bry-sur-Marne, la pièce retrouve toute une tradition cinématographique sans rien perdre de sa puissance propre. Elle est gagnante sur les deux tableaux. La frontalité de la scène sera non seulement respectée mais soulignée par tous les moyens dont dispose le cinéaste. En filmant à 180°, mais en ne se privant d’aucune arme (zoom, utilisation de la profondeur de champ, jeu constant sur les entrées et les sorties, irruption de la blancheur des visages sur un fond noir), Douchet ne cesse de proposer des solutions. Pensé et conçu pour accroître encore le champ des possibles, chaque raccord devient de la haute voltige. Et la beauté du film tient à la précision du dosage imperceptible entre ce qui doit être souligné, ajouté ou retranché.
« Le son était très important. En général, dans les « captations », le son est épouvantable, on entend tous les bruits parasites, les bruits des pas sur le parquet. Donc, je tenais à obtenir un son parfait, que tous les mots soient audibles et que ce son renforce encore l’impression d’enfermement. Le travail sur le son permet à la fois d’entrer dans la pièce de Goldoni et dans les pièces où elle se déroule, le spectateur doit être absorbé par le son. » Grâce au soin particulier apporté au rendu de la parole, le film fait entendre comme jamais les merveilleux comédiens du Français. Si tous sont des Formule 1, ils sont parfois utilisés comme des 2 CV. Ici, avec Lassalle puis avec Douchet, ils ont trouvé le niveau d’exigence qui convient à leur talent. On les sent à la fois rodés tout en restant parfaitement disponibles à l’expérimentation et à la nouveauté. Les écouter et les regarder se déplacer est un spectacle dont on ne se lasse pas.
Mais La Servante aimante ne nous passionnerait pas autant s’il se contentait d’être un bel écrin pour une pièce passionnante servie par des grands acteurs. Pour Douchet, ce film marque aussi l’aboutissement d’une partie essentielle de sa réflexion théorique. « Ce qui différencie fondamentalement le théâtre du cinéma, c’est qu’au théâtre, il y a du vivant sur scène et le public de la salle est vivant, il y a communication entre deux organismes vivants. C’est pour ça qu’une pièce n’est jamais tout à fait la même chaque soir, le public la modifie sans cesse. Au cinéma, seul le public est vivant, le reste est mort. Et ce public ne peut être qu’un individu face à une projection. Mon travail a consisté à faire en sorte que ce spectateur individuel de cinéma puisse se reconstituer même abstraitement en audience théâtrale. C’est pour ça que j’ai tenu à conserver les saluts des acteurs, même s’il n’y a personne pour les applaudir, pour que les spectateurs de cinéma retrouvent la position des spectateurs de théâtre. Au début, j’ai appartenu à une génération influencée par des gens, comme Bresson ou Bazin, qui cherchaient à cerner la fameuse spécificité cinématographique. Plus tard, je me suis aperçu que le cinéma était du théâtre, à sa façon, et qu’à chaque fois qu’il y avait réutilisation du théâtre par le cinéma, c’était un plus et pas un moins, quoi que puisse en penser Bresson. Et j’ai été aidé par la mise en scène de Lassalle, qui est un cinéphile averti et qui met en scène d’une manière proche du cinéma. Du coup, il était plus facile de faire basculer son théâtre vers le cinéma. J’ai apporté mon point de vue sur un autre point de vue, sur la mise en scène de Jacques Lassalle. Avec ce film, j’ai voulu faire la démonstration que du vrai théâtre, c’est aussi du vrai cinéma. D’ailleurs, les plus grands cinéastes sont ceux qui utilisent le théâtre : Renoir, Ford, Mizoguchi. Un cinéaste qui oublie le théâtre n’est pas un grand cinéaste. » Sans se lancer dans des comparaisons qui seraient forcément ridicules et écrasantes, force est de constater que Douchet n’a rien oublié, ni l’intelligence ni le plaisir, et que la modestie de sa démarche ne doit pas faire oublier la hauteur de son ambition. Après un dénouement bouleversant, Coraline se retrouve seule devant le rideau de scène. On songe alors à une autre fin et à une autre actrice, au Carrosse d’or et à Anna Magnani. Et on se dit que Douchet est retombé sur ses pieds. Que ce détour par le théâtre pour arriver au cinéma lui a fait rejoindre sa famille d’origine et que la boucle est bien bouclée.