Kansas City, 1934 : les années folles, l’âge d’or du jazz, quand Coleman Hawkins venait défier les locaux Count Basie et Lester Young, sous les yeux ébouriffés de gamins nommés Charlie Parker ou Robert Altman… Le vieux sale môme du cinéma américain se souvient de son enfance et de sa ville natale. Si le scénario de son nouveau film, Kansas City, est aussi elliptique et troué qu’une mémoire, on savoure l’option proustienne d’Altman qui a préféré le parfum volatile du souvenir à l’exactitude historique.
La séquence titre devrait mettre la puce à l’oreille : une voiture roule, on est dedans, une jeune femme en sort avec une mallette d’infirmière, monte les marches d’un perron, sonne à la porte. Tout ça dans le plus parfait silence, ou du moins sans musique. Or, on est en 1934, c’est Kansas City, la ville du jazz, la ville qui n’a donné à l’écran que des films feel good et nostalgiques comme The Sting ou City heat, et Altman commence justement comme ça à froid, à rebours, comme toujours. C’est peut-être lui le plus têtu du cinéma américain, et en tout cas le plus amouraché du paradoxe. Livrant ici son film le plus visuellement séduisant (au moins depuis McCabe), il n’a de cesse d’arracher tous les ressorts de la belle mécanique, comme le vieux sale môme qu’il n’a cessé d’être en cinquante ans de carrière. On n’en finirait pas d’énumérer les gageures et les obstacles qu’il empile sur son assiette et celle du spectateur : une bande-son comme d’habitude surchargée, pleine de répliques à jeter et bouts de dialogues qu’il faut saisir au vol ou pas, ce n’est pas bien grave (dit-il). Dans le même genre d’exercice, on a un personnage (Dermot Mulroney) qui ne dit pratiquement pas un mot de tout le film, confronté à un autre qui n’arrête pas de jacter (Harry Belafonte, étonnant dans sa diarrhée verbale éraillée) ce qui, évidemment, rend la scène où l’aphasique se met à parler d’autant plus efficace. Altman base son antidramaturgie sur des parallèles qui se rencontrent rarement, même quand on a des personnages qui ne se quittent pas d’une semelle, comme les deux femmes au centre du film : l’une, Blondie, jouée par Jennifer Jason Leigh, jacasse irrépressiblement comme pour se donner du coeur au ventre ; l’autre, sa « victime » ravie (Miranda Richardson), est trop pétée au laudanum pour écouter. Elle parle aussi, mais sur une autre longueur d’onde.
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Là où l’audace persistante d’Altman joue contre lui, peut-être, c’est qu’il a tout de même un film qui ne se justifie qu’après coup, ou du moins qui met plus de soixante minutes pour le faire. On a raison de trouver taré le plan désespéré de Blondie pour sauver son vaurien de mari, tout comme on a raison et amplement le temps de trouver le jeu de Leigh complètement faux. Et que ce soit voulu par Altman n’empêche pas qu’on soit en droit de se poser des questions, ou même de ne jamais entrer dans le film. Beau dommage, parce que la performance de Leigh est écorchée et finalement juste : tronche de renarde et gencives avariées, elle parle constamment du coin de la bouche comme une Mae West anorexique. Et si elle ne paraît pas avoir toute sa tête à elle, c’est qu’une grosse partie est effectivement à la consigne, sur une planète nommée Hollywood. Elle y a même laissé ses cheveux, bouffés par le peroxyde. Le spectateur comprend tout en la voyant, vers la fin, apparaître en blonde platinée comme son idole Jean Harlow Blondie est le personnage aliéné par excellence. On est très loin du choix catastrophique que les frères Coen avaient laissé faire à l’actrice dans Le Grand saut, où elle s’évertuait à jouer comme Carole Lombard juste pour se donner un genre (ou coller au genre, celui de la screwball comedy). Ici, c’est infiniment plus riche et plus poignant, mais la question demeure, lancinante : est-ce que ça marche vraiment ? L’oeuvre de référence sera certainement ici Thieves like us, à cause de la période (il le réalisa en 1974). Mais à l’époque, Altman disposait d’un rail narratif solide, le roman d’Edward Anderson. L’aspect elliptique du scénario de Kansas City est nettement plus problématique.
On a pourtant appris avec Altman à se méfier des premières impressions. Certains de ses films les mieux aimés ont commencé par être rejetés, du moins leurs aspects les plus provocateurs : décliner le western (aux deux sens du mot) sur des chansons de Leonard Cohen dans McCabe et Mrs Miller, refuser le romantisme de Chandler tout du long du Privé et, plus scandaleusement encore, sa fin faussement miséricordieuse. Tout comme ici, il nous prive de la conclusion vers laquelle le film semble s’acheminer, ou du moins s’achemineraient 90 % des films hollywoodiens : une sorte de copinage dans l’adversité, une comédie d’erreurs joyeusement résolues. Au lieu de ça, du sang partout sur le linoléum. C’est une fin aussi choquante que juste, aussi efficace qu’inexplicable narrativement, comme le concède allégrement le cinéaste quand on l’interroge là-dessus. Une gravité d’autant plus scandaleuse que le film baigne dans ce jazz, dans cette atmosphère de liesse. Même l’arrière-plan de corruption politique et les manigances obscures des protagonistes sont traités avec légèreté, tout comme la violence pourtant bien réelle. La scène où Blue, le gros chauffeur de taxi, se fait percer de mille coups de lame tandis que Belafonte n’en finit pas de raconter sa blague juive, pourrait figurer dans un film de Tarantino sauf que l’effet ne serait pas le même parce que la scène serait écrite, rendue acceptable et inoffensive du même coup. Ici, c’est juste Belafonte qui raconte une blague (qui vient de lui, selon Altman). Il y a beaucoup de moments comme ça, improvisés, beaucoup de perches tendues à moitié seulement, d’éléments qu’on peut saisir ou non, selon la connaissance qu’on a de l’époque ou de l’histoire locale. Altman nous fournit toutes ces données, mais fugacement, comme de la fumée qui entre dans une pièce.
Ces éléments, Altman et son scénariste les ont trouvés à la morgue des journaux, mais ils sont plus suggérés qu’établis. C’est plus une saveur qui est offerte, un petit air de Kansas City, un petit air de « comment c’était ». C’était apparemment violent et grand ouvert, la ville rackettée en bonne et due forme sous la protection « respectable » de Tom Pendergast, le boss républicain qui rendait possibles toutes les exactions des gangsters italiens en échange d’un vigoureux coup de main en période électorale. Une ville où, selon Altman, on ne s’était pas même soucié d’escamoter les enseignes au-dessus des bars durant la prohibition. Il y a donc une légitimité historique, sur laquelle Altman n’insiste pas pour autant, préférant la « vérité » du souvenir. Sa vérité. Quand on se demande tout haut si le personnage de Miranda est bien plausible lorsqu’on la voit en train de faire le Masque et la Plume avec les vieilles Noires (chez Addie Parker, la maman de Charlie !), Altman vous rétorque que sa mère était comme ça. Et ses tantes, sur lesquelles il a aussi calqué la fille de bonne famille qui s’occupe des filles mères. « Elles faisaient toutes des oeuvres dans la Junior League, elles croyaient toutes bien traiter leurs domestiques ; elles auraient été profondément choquées de se voir traitées de racistes paternalistes. »
Reste le jazz, et là aussi Altman trompe son monde avec un aplomb qui force le respect. Les scènes de club resteront sans doute parmi les meilleures reconstitutions du genre (et Altman se targue d’avoir une heure de musique pour la vidéo de promotion), mais le plus fort, c’est qu’il a évité le piège de faire intervenir les musiciens dans l’histoire. A tel point que durant la scène centrale recréant la fameuse session de cutting entre Lester Young et Coleman Hawkins, le film s’arrête carrément durant six minutes. « Oui, en convient Altman avec un petit sourire triomphant, on a filmé le soundtrack ! Toute la musique est enregistrée live, entre parenthèses. » Quand on remarque que les musiciens choisis ne sont pas simplement bons mais ont le physique de l’emploi, il hausse les épaules. « Tout est dans le casting. C’est vrai qu’ils se posent tous un peu là. Des hommes qui mangent à leur faim… En particulier Cyrus Chestnut, qui est censé être Count Basie, il ne lui ressemble pas, d’ailleurs. Mais on n’a pas vraiment cherché ce genre de chose. Il y a bien un saxophoniste alto qui ressemble à Charlie Parker comme deux gouttes d’eau, mais Charlie dans le film a 15 ans, il regarde du balcon comme moi à son âge, mais un peu plus tard. La mère de Parker était domestique chez une famille blanche dans un des beaux quartiers, mais elle avait sa maison à elle, sur Olive Street. Qui a brûlé depuis, mais celle qu’on a utilisée se trouve à deux rues de l’endroit. En fait, beaucoup de gens qui ont vu le film et connaissent le jazz ne comprennent pas que le Charlie du film est bien Parker. Lors de la fameuse session de « cutting », Parker était monté sur scène avec son saxo, et Jo Jones l’en avait chassé en lançant une cymbale par terre, leur façon de donner le « crochet » à ceux qui ne faisaient pas le poids. Mais je ne voulais pas coller de trop près à l’histoire. Je ne voulais que le parfum, le riff. » Ce qui est aussi bien, d’autant qu’Altman mélange un peu les anecdotes : Parker avait raté la fameuse session au Cherry Blossom, un club sur Vine et la 12ème Rue, opposant Hawkins, de passage avec l’orchestre de Fletcher Henderson, à tous les « K.C. blowers » comme Lester Young ou encore Ben Webster.
Le seul musicien à lui poser un petit problème a été Ron Carter, le bassiste, qui refusait de se couper la barbiche. « Il m’a dit « Si j’arrive à trouver la photo de l’époque avec un gars à barbiche, est-ce que je peux la garder ? » Finalement, je n’ai pas eu le courage de la lui faire couper. Comme les dreadlocks de Don Byron, le clarinettiste, il en a tout un paquet, caché dans son chapeau, et du coup ça lui fait une tronche de rabbin… »
En contraste avec le numéro d’escamotage permanent du scénario et des dialogues, on gardera sûrement en mémoire le look du film, l’aspect presque tactile de ses décors, une réussite impressionnante qui rappelle l’épaisseur de Miller’s Crossing et qu’Altman attribue en grande partie à son refus des conventions, épaulé par son chef-opérateur Oliver Stapleton et son propre fils Stephen, chef-décorateur sur ses films depuis des années et qui devrait ici, une fois n’est pas coutume, recevoir son dû. « Pauvre gars, rigole Altman, il est très doué, mais chaque fois qu’un journaliste me demande qui a fait ces décors super et que je dis qui c’est, le type passe invariablement à la question suivante sans moufter…«
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